Parfois l’envie d’écrire une petite fable politique me prend. Tigre va tenter de faire court, et Buddha en personne sait si cela n’est pas aisé. Enfin, pour faire dans la dentelle, la présente nouvelle est couplée à une autre, que j’ai tout simplement nommé La Patriarche. Sinon, toute ressemblance avec des personnes ayant…bla bla bla.
Le Matriarche (ou La Dilogie des Héros, Pt.1)
Ceci est l’histoire d’un homme. Appelons-le monsieur X. Il ne laisse personne indifférent, c’est le genre d’individu qu’on adore ou qu’on déteste. Pas d’entre deux. Ceci n’est pas un essai politique, encore moins un pamphlet, et surtout pas la biographie d’une personne en particulier. Du moins officiellement.
Acte I – L’ascension
Dès le début, il fut promis à de grandes choses. La fée qui s’est penchée sur son berceau ne s’est pas foutu de sa gueule. Loin de là : grand, plutôt beau gosse, brun ténébreux, dentition parfaite, magnétiseur sexuel sur les bords, bref le genre de gus qu’on évoque non sans concupiscence dans les gargotes à 50 km à la ronde. Et ce serait un sacrilège sans nom que de laisser un tel bestiau cloîtré dans son enclos.
Et il pressent ce destin particulier qui va être le sien. Aussi, comme il n’est pas trop con et est autant capable d’apprendre par cœur que de synthétiser, c’est tout naturellement qu’il survole ses études (avec une nonchalance qui frise l’insolence) jusqu’à la plus grande école des sciences politiques de son pays. Puis l’institut d’administration de l’État, crème de la crème qui ne fut pour lui qu’une formalité.
Car son objectif va plus loin. Ayant toujours plus de contacts dans le monde interlope des officines publiques, Monsieur X devient rapidement le poulain d’une vieille bique réac’ mais qui a de la suite dans les idées. Et elle veut faire de lui un grand homme d’État. Pour cela, elle lui enseigne l’alpha et l’omega de la politique : d’une part, éliminer les menaces les plus proches en procédant « palier par palier », ce qui signifie le plus souvent commencer par taper dans son propre camp. D’autre part, s’efforcer d’être dans l’air du temps en repérant les inquiétudes de la populace, et pourquoi pas le cours de l’Histoire tel un Napoléon ou un Bismarck des temps modernes. Surfer sur la vague quitte à être désespérément vague. Et il apprend vite. Clivant dans sa famille politique, neutre (apolitique disent les mauvaises langues) lors de la dernière ligne droite du scrutin, Monsieur X emmerde autant le camp adverse que son propre parti.
Paradoxalement, pendant qu’il s’acharne à expliquer à ses compatriotes qu’il est le mieux placé pour les représenter, sa vie familiale n’est pas à la fête. On ne parlera pas de sa propension à butiner de manière compulsive en dehors de la fleur sacrée du mariage. Mais plutôt de ses enfants avec qui il ne peut se départir de son rôle d’homme public. Ses deux fils ont pour père la caricature (désormais solidement incarnée) d’un homme gesticulant et prenant des poses empruntées à la gestuelle bouddhiste. Les conséquences sont doublement terribles : l’un s’éloigne le plus possible de cet homme par la voie du suicide tandis que l’autre subit l’effet inverse. Ce dernier épouse l’ambition de son père en devenant son premier conseiller en communication.
Et ça fonctionne plutôt bien, ce coach qui vous interpelle par un « papa ! » : le cerveau de Monsieur X, peu sollicité de ce côté là, devient alors étonnamment réceptif.
Acte II – L’installation
Ça y est, quatre décennies de travail acharné pour un résultat tant attendu : la magistrature suprême. Hélas il garde un arrière-goût d’accession bâtarde sur le trône, quelque part il a eu les électeurs par l’usure. Comme si ces derniers se sont dits : « oh puis merde, ça fait trois fois qu’il se présente, on va le le laisser un peu jouer. C’est pas un méchant ». Une adoption par défaut, aussi veut-il renverser la tendance et devenir celui qui adopte, puis le père incontesté qui ne déçoit point.
Pour cela, il considère l’ensemble de ses compatriotes comme sa petite famille. Et tel un père pas encore trop malsain, Monsieur X ne fait jamais montre d’une quelconque préférence pour l’un de ses enfants en particulier. Une famille se doit d’être apaisée, rassemblée. Sauf que certains gosses sont pourris gâtés tandis que d’autres sur-réagissent à tout changement de leur environnement. Ils ne veulent pas grandir on dirait bien. Alors papa X se dit que ce n’est pas si grave, il préfère louvoyer et ainsi éviter la crise de larmes. Ou tenter de raisonner le chiard en lui expliquant que le responsable est la jeune fille au pair, voire le syndic de la copropriété. Avec les autres copropriétaires il ont certes élu celui-ci, mais ne s’en servent qu’en tant que bouc émissaire pour justifier les menus tracas. Il va même jusqu’à sacrifier sur l’autel de l’opinion infantile sa très gazouillante nounou la plus prometteuse.
Mais si le peuple est son enfant, ses alliés politiques sont tout autre. Timide sur la politique intérieure, Monsieur X déploie des trésors de stratégie autour de son microcosme politique. L’objectif est de ne pas voir émerger un jeune loup qui lui ferait ce qu’il a tant fait à d’autres. Ménageant les susceptibilités, imposant une harmonie d’une finesse inouïe entre les divers prétendants, notre homme s’épuise à maintenir un subtil équilibre entre distributions de bons points et cinglantes paires de claques (voire le bannissement). Faire tourner dans son manège étatique les postes de puissance est hélas le meilleur moyen d’être tranquille.
Voilà donc à quoi ressemble son action politique : fougueux au début, la rue l’a trop vite rappelé à l’ordre. Imbibé d’Histoire, Monsieux X ne sait que trop les ravages de la guerre civile pour prendre un quelconque risque. De rétropédalages en discours lénifiants, il appert qu’il est guidé par le peuple plutôt que l’inverse. Ils ne m’ont pas élu sur mes promesses, mais sur ma capacité à les suivre, se dit-il. Et il se complait dans ce rôle autant que cela le tétanise. Au bout du compte, ses dernières années en tant que chef seront celles d’une vieille dame de bonnes œuvres.
Acte III – La dégradation
Voilà, notre homme est sur le point de terminer son dernier mandat. Impossible de se présenter pour un petit dernier, la Constitution est formelle (pour une fois) sur ce point. Et c’est avec le sentiment du travail accompli que sa dernière allocution télévisuelle a lieu. Il est encore question de rassemblement, de tolérance, bref un verbiage vertigineusement consensuel vis-à-vis duquel toute critique semble impossible. Ni coup d’éclat, ni surprise. La routine, jusqu’à la fin. La fin.
Et c’est à ce moment précis que le corps usé reprend ses droits. Dame nature l’a laissé faire pendant trop longtemps, et s’apprête à lui montrer à quoi peut ressembler un formidable retour de manivelle. Imaginez, quarante années à courir après toujours plus de pouvoir suivies de près de vingt années à défendre le poste bec et ongles, la structure synaptique de la cervelle de Monsieur X s’est organisée autour de la prise et de la conservation du statut ultime. Chaque matin à six heures, la machine se mettait inextricablement en marche, même (et surtout, il se disait ainsi prendre de l’avance) les jours de congés. Et du jour au lendemain, plus rien.
La retraite, c’est l’antichambre de la mort. Il n’aime pas cette phrase, car derrière un vernis libéral (qu’il a sévèrement écorné sur la dernière ligne droite) notre homme sait que celle-ci est vrai. Et depuis la passation de pouvoir, deux choses très bizarres lui arrivent soudainement : un relâchement complet de pression que son inconscient conforte en lui disant qu’il n’a pas laissé de merdes sous le tapis ; bref il se sent libre. Mais libre de faire quoi ? En outre, il a le sentiment d’être infiniment perdu. Son cerveau crie à une excuse pour ne pas lâcher comme un vulgaire ligament croisé : « redeviens député, ministre, président du monde ! La maison de retraite pour anciens rois, je n’en veux pas ! Et tes fondations aux noms bateau, ça ne sert à rien ! ». Rien n’y fait, son esprit se dégrade à une vitesse qui surprend, sinon choque.
Paramétrez un ordinateur de belle facture à jouer aux derniers jeux vidéos de qualité et annoncez lui un jour que vous n’allez que faire des démineurs dessus. Comme par hasard il se peut qu’il y ait un bug.
Or, les réactions autour de lui n’ont rien de réconfortantes. Ses anciens compagnons d’armes, qu’il ne reconnaît plus, ont d’autres chats excités (qui un rival politique, qui un juge) à fouetter. Et revoir Monsieur X les embarrasse, car il est le triste reflet vivant de leurs jeunesses naïves et ponctuées d’erreurs en tout genre. Et celui de leur avenir potentiel à tous, ce qui est plus grave. Ses médecins et sa famille se réfugient dans le déni et attaquent sévèrement tout média rendant compte de cette putréfaction. Et dire qu’il pourfendait l’assistanat lors de sa période ultralibérale. Enfin le peuple, à part le réélire, ne peut pas grand chose. Tout semble perdu. Pourtant il survit, et a même enterré La Patriarche, une rivale avec qui il n’a aucune affinité.
Peut-être est-ce là l’ultime coup de maître de son cerveau corrompu. Ce dernier le maintient sur terre pour une bonne raison : il doit partir la tête haute sous les applaudissements nourris et les sincères trémolos de son pays. Et il convient d’attendre que sa cote soit au plus haut. C’est-à-dire laisser ses successeurs s’embourber dans le marécage politique (qu’il a contribué à rendre encore plus hostile, comme par un fait exprès) pour montrer qu’après lui, c’est le déluge. Et se faire discret, pour que dans l’opinion s’installe durablement un souvenir ému de sa personne. Comme pour des vacances d’été pourries, on ne garde finalement en mémoire que les jours de beau temps. C’est en ne foutant rien qu’un politique augmente sa cote n’est ce pas ?
Acte IV – La disparition
Une fois ces conditions réunies, il rejoint enfin le panthéon de la politique. Et on le pleure, sans arrières pensées. Car il est le père que tous ont voulu avoir, celui qu’on peut facilement idéaliser pour oublier qu’il fut autant lâche que nous.