Voici l’intégralité d’une nouvelle tirée du roman À l’estomac (dont j’ai déjà parlé en long et en large), du grand Chuck Palahniuk. Pour toi lecteur, Le Tigre s’est ponctuellement transformé en dactylographe. Drôle et triste, détaillée et glauque, humiliante pour les protagonistes, passages à l’imagination malsaine, pourras-tu la lire de bout à bout ?
Qu’est-ce qu’est donc cette nouvelle ? Courte préface du Tigre
Le choix de reproduire (sans assistance) in extenso cette nouvelle qui date de bientôt dix berges a été longtemps mûri :
Déjà, si le texte en VO (Guts) est disponible sur le web, il ne semble pas y avoir la traduction de Bernard Blanc publiée chez Gallimard. Celle-ci est excellente et Le Tigre s’est efforcé de garder la forme, notamment l’absence de paragraphes.
Ensuite, c’est le genre de textes qui font qu’un lecteur peut dévorer un roman en une nuitée. Si Le Tigre l’a d’abord accidentellement découvert en anglais, la sortie en France du gros format a fait de moi un lecteur encore plus compulsif. N’ayez crainte, d’autres œuvres moins cradingues m’ont aussi scotché.
Enfin, l’irrésistible envie de partager le travail de cet écrivain. Je possède l’intégralité des titres de Palahniuk, autant en français qu’en anglais. Tripes occupe à peine 3 % d’un long roman qui regorge de nouvelles du même acabit, sinon pires. De surcroît, le bon Chuck en a fait plusieurs lectures publiques, et il n’était pas rare que ça déguerpisse ou s’évanouisse dans l’assistance. Presque un travail d’intérêt public que Tigre a fourni.
En conclusion, peu de gens parviennent à la lire d’une traite sans prendre de pause. Fou rire, effroi, dégout, vulgarité excessive, chacun a des raisons pour marquer un temps d’arrêt. Et si vous souhaitez en lire plus et que votre libraire n’a plus cet ouvrage, il reste possible de le trouver en ligne ici.
Bonne lecture.
Tripes – Une nouvelle de Saint Descente de Boyaux
Inhale.
Inspire autant d’air que tu peux. Cette histoire devrait durer à peu près aussi longtemps que tu seras capable de retenir ta respiration, et puis encore un peu plus. Donc, lis-là aussi vite que possible.
Un ami à moi, à treize ans, entendit parler de l’ « emmanchage » – c’est quand un mec s’éclate en se plantant un gode dans le cul. Si tu stimules ta prostate assez fort, il paraît que tu peux avoir des orgasmes explosifs – et sans les mains. À cet âge-là, mon ami est un petit obsédé. Il cherche sans cesse des moyens plus efficaces pour jouir. Il sort pour acheter une carotte et de la vaseline afin de mener à bien une petite expérience personnelle. Et puis il se rend compte de l’air qu’il va avoir au supermarché avec sa carotte solitaire et son tube de lubrifiant avançant doucement sur le tapis roulant vers la caissière. Sous les yeux de tous les clients qui font la queue derrière lui. Qui, tous, comprennent la grande soirée qu’il se prépare.
Alors, mon pote achète du lait, des œufs et du sucre, plus une carotte, tous les ingrédients pour un gâteau à la carotte. Et de la vaseline.
Comme s’il allait rentrer chez lui et se planter un gâteau à la carotte dans le fion.
De retour à la maison, il épluche son légume. Il le graisse et se l’enfonce dans le derrière. Et alors – que dalle. Il ne se passe rien, à part que ça fait mal. Pas d’orgasme.
Et voilà que sa mère l’appelle pour le dîner. Elle lui crie de descendre et tout de suite.
Il tire sur sa carotte pour la sortir de ses boyaux et il planque ce truc gluant et dégueulasse dans son linge sale, sous son lit.
Après le repas, quand il veut la récupérer, elle n’est plus là. Pendant qu’il mangeait, maman était venue chercher ses fringues pour les laver. Elle est forcément tombée sur l’éplucheur piqué à la cuisine et sur la carotte, lubrifiée et puante.
Après ça, mon pote reste des mois avec cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête, il attend que ses parents l’interrogent sur cette histoire. Et ils ne le font pas. Jamais. Et même aujourd’hui, alors que ce gamin est devenu adulte, cette carotte invisible pendouille au-dessus de chaque réveillon de Noël, de chaque anniversaire. À toutes les chasses aux œufs, à Pâques, avec ses propres gosses, les petits-enfants de ses parents, ce légume fantôme plane sur toute la famille.
Cette chose est trop horrible pour être nommée.
Les Français ont une formule pour ça – l’esprit de l’escalier – qui indique cet instant où tu trouves la réponse, mais trop tard. Disons que tu es à une fête et que quelqu’un t’insulte. Il faut que tu répliques. Et donc, sous la pression, alors que tout le monde te regarde, tu balances une connerie. Mais quand tu quittes la fête…
Juste quand tu t’engages dans l’escalier, tout à coup – c’est magique. Les mots parfaits que tu aurais dû dire te viennent tout seuls. La formule qui tue par excellence.
C’est ça, l’esprit de l’escalier.
L’ennui, c’est que même les Français n’ont pas d’expression pour les trucs stupides que tu as effectivement sortis sous le coup du stress. Ces machins idiots et affreux que tu penses ou que tu fais.
Certains actes sont trop ignobles pour être seulement nommés. Trop ignobles pour être seulement évoqués.
Rétrospectivement, les pédopsychiatres et les conseillers scolaires reconnaissent que parmi la dernière vague de suicides d’adolescents, la plupart de ces gosses tentaient de s’étrangler pendant qu’ils se branlaient. Leurs parents les découvrent, une serviette serrée autour du cou et attachée à la tringle du placard de leur chambre. Le gamin est mort. Il y a du sperme séché partout. Bien sûr, papa et maman nettoient tout ça. Et ils remettent un pantalon à leur rejeton. Ils s’arrangent pour que ça ait l’air…plus correct. Intentionnel, au moins. Le genre de suicides affreux, mais « normal ».
Un autre de mes potes, un gamin de l’école – son frère ainé est dans la marine US et il lui raconte que les mecs, au Moyen-Orient, ne s’astiquent pas comme nous. Il est stationné dans un quelconque pays plein de chameaux où on vend sur les marchés ce qu’on pourrait prendre pour un coupe-papier fantaisiste.
C’est une tige d’argent ou de cuivre poli, très mince, à peu près de la longueur d’une main, avec une extrémité un peu plus large, ou une grosse boule de métal, ou le genre de bout sculpté qu’on trouve sur le manche des épées. Le petit gars de la marine explique que les Arabes, une fois en érection, s’enfoncent toute la longueur de cette tigre métallique dans la queue, puis qu’ils se branlent avec ça et il paraît que c’est bien meilleur. Plus intense.
C’est ce grand frère qui voyage à travers le monde, et qui lui envoie des expressions françaises. Des expressions russes. Des conseils pratiques de branlette.
Et voilà qu’un jour mon pote ne se pointe pas à l’école. Et ce soir-là, il m’appelle pour me demander si je peux récupérer ses devoirs pour lui pendant deux semaines. Parce qu’il est à l’hosto.
Il est obligé de partager une chambre avec des vieux opérés de l’intestin. Il raconte qu’ils regardent la même télé. Il n’a qu’un rideau pour protéger son intimité. Ses parents ne lui rendent pas visite. Au téléphone, il me dit qu’à présent ses copains ont juste envie de flinguer son grand frère, le marin.
Au téléphone, il m’explique que, la veille, il était juste un peu défoncé. Il était chez lui, dans sa chambre, affalé sur son lit. Il avait allumé une bougie et il feuilletait de vieux magazines porno, décidé à se faire reluire. Il venait d’avoir des nouvelles de son frangin dans la marine. Ce détail technique sur la façon arabe de s’astiquer le poireau. Il regarde autour de lui pour trouver quelque chose qui ferait l’affaire. Un stylo à bille ? Trop gros. Un crayon ? Trop gros aussi, et trop rêche. Et puis il voit la fine coule de cire, le long de sa bougie. Parfait. Il la détache avec un ongle. Il la roule soigneusement entre ses mains. C’est long, c’est doux, c’est mince.
Défoncé et excité, il fait glisser cette tige de plus en plus profondément dans son urètre. Avec un bon morceau de cire qui dépasse du bout de son gland. Et il se met au boulot.
Aujourd’hui encore, il avoue que ces Arabes sont de sacrés mains. Ils ont complètement réinventé la branlette. Il est allongé sur le dos, dans son lit, et ça devient si merveilleux qu’il en oublie de surveiller la boule de cire. Encore un bon va-et-vient et il va lâcher la purée…sauf qu’il n’y a plus rien au bout de sa queue.
Elle a avalé la fine baguette. Complètement. Et si profond qu’il ne la sent carrément plus dans son canal urinaire.
Au rez-de-chaussée, sa mère l’appelle pour dîner. Elle lui demande de descendre – et tout de suite. Le gamin à la cire et celui à la carotte sont différents, mais nous vivons tous pratiquement la même vie.
Après le repas, mon pote commence à avoir mal au bide. C’est de la cire, alors il s’imagine qu’elle va peut-être fondre à l’intérieur de lui et qu’il finira par la pisser. Et puis maintenant, c’est son dos qui le fait souffrir. Ses reins. Il ne peut même plus rester droit.
Il me parle au téléphone depuis son lit d’hôpital et en fond sonore, on entend des cloches sonner, des gens hurler. Des jeux télévisés.
La radio révèle la vérité – il y a un truc long et plié en deux dans sa vessie. Ce long V à l’intérieur de lui accumule tous les sels minéraux de son urine. Il grossit et devient plus grumeleux, il se couvre de cristaux de calcium, il se déplace et déchire les parois fragiles et il empêche l’évacuation de l’urine. Ses reins sont bloqués. Et le peu de pisse qui coule de sa queue est sanguinolent.
Avec ses parents, toute sa famille, qui regardent la radio en compagnie du toubib et des infirmières, qui voient le gros V de cire d’un blanc lumineux exposé à la vue de tous, le gosse est forcé d’avouer la vérité. La façon dont les Arabes se branlent. Ce que son grand frère lui a écrit depuis son bateau.
À l’autre bout du fil, à présent, il fond en larmes.
Ils ont payé son opération de la vessie avec le capital mis de côté pour ses études. Une erreur stupide, et voilà qu’il ne sera jamais avocat.
Enfoncer des machins dans tes intérieurs. T’enfoncer à l’intérieur de machins. Une bougie dans ta queue ou ta tête dans un nœud coulant – ça sentait les emmerdes.
Ce qui m’a posé des problèmes, à moi, c’est ce que j’appelais « la Pêche aux Perles ». Ça voulait dire se branler sous l’eau, s’asseoir au fond de la piscine de mes parents, côté grand bassin. J’aspirais une énorme goulée d’air, je descendais et j’ôtais mon maillot. Je m’asseyais là pendant deux, trois quatre minutes.
Jusqu’à l’éjaculation. J’avais une sacrée capacité pulmonaire. Quand j’avais la baraque rien qu’à moi, je faisais ça tout l’après-midi. Et quand j’avais fini de cracher mon truc, mon sperme, il flottait à la surface, de gros mollards laiteux bien gras.
Ensuite, il fallait que je plonge plusieurs fois pour le récupérer. Le ramasser et essuyer chaque poignée dans une serviette. Voilà pourquoi j’avais surnommé ça la Pêche aux Perles. Même avec le chlore, il fallait que je fasse attention à ma sœur. Ou, nom de Dieu, à ma mère !
C’était ma pire crainte en ce monde : ma jeune sœur encore vierge, pensant juste qu’elle grossit un peu, et donnant finalement naissance à un bébé retardé à deux têtes. Et les deux têtes qui me ressemblent. À moi – le père ET l’oncle.
Au bout du compte, ce n’est jamais ce qui t’inquiète qui te tombe dessus.
Le meilleur moment de la Pêche aux Perles, c’était la bonde de fond du système de filtration. Le meilleur moment, c’était quand on se foutait à poil et qu’on collait son cul dessus.
Comme diraient les Français : Qui n’aime pas se faire sucer la rondelle ?
Enfin, t’es juste un gamin qui prend son pied, et puis l’instant d’après, tu ne seras jamais avocat.
À cette minute, je m’installe au fond de la piscine, et le ciel bleu clair ondule à travers deux mètres cinquante d’eau au-dessus de ma tête. Le monde est silencieux hormis les battements de mon cœur à mes oreilles. J’ai passé mon maillot à rayures jaunes autour de mon cou pour le récupérer illico presto au cas où un ami, un voisin, n’importe qui, se pointerait pour me demander pourquoi j’ai raté l’entraînement de foot. La bonde de fond m’aspire sans interruption et j’y appuie mon petit cul blanc tout maigre pour en profiter.
À cette minute, j’ai une grosse réserve d’air et j’ai ma queue bien en main. Mes parents sont partis au boulot et ma sœur est à la danse. J’ai la maison pour moi tout seul pour des heures.
Au moment où je vais jouir, je bloque tout et je remonte pour reprendre une bonne goulée d’air frais. Puis je plonge à nouveau et me réinstalle sur la bonde.
Et je recommence. Et je recommence.
Ça doit être pour ça que les filles adorent s’asseoir sur votre visage. Cette succion, c’est comme de couler un bronze qui ne s’arrête jamais. Avec ma queue bien dure et mon cul qui se fait bouffer, je n’ai pas besoin d’air. Mon cœur bat à mes oreilles et je reste sous l’eau jusqu’à ce que des étoiles de lumière très brillantes commencent à filer devant mes yeux. Les jambes en V, et mes creux poplités qui frottent durement contre le fond en ciment. Mes orteils deviennent bleus, et comme mes doigts, ils sont tout fripés d’être depuis si longtemps sous l’eau.
C’est alors que je lâche ma purée. Les gros crachats blancs jaillissent. Les perles.
Maintenant, j’ai besoin d’air. Mais quand je veux pousser avec mes pieds contre le fond pour remonter – impossible. Je ne peux pas les ramener sous moi. Mon cul est collé à la bonde.
Les services de secours vous diront que, chaque année, cent cinquante personnes environ restent coincées de cette façon, aspirées par le circuit de filtration d’une piscine. Il avale tes cheveux longs ou tes fesses, et tu te noies. Chaque année, ça arrive à des tas de gens. Et, la plupart du temps, en Floride.
Simplement, on n’en parle pas. Même les Français ne parlent pas DE TOUT.
Je redresse un genou, je réussis à poser un pied sur le fond, et je me relève à moitié – quand je sens un coup sec contre mon trou de balle. Je place mon second pied et je pousse pour remonter. Je parviens à me détacher du béton, mais pas à regagner l’air libre.
Jouant toujours des jambes et m’aidant follement des deux bras, je suis maintenant à mi-chemin entre le fond et la surface, incapable d’avancer davantage. Dans mes oreilles, les battements de mon cœur sont plus violents et plus rapides.
Des étincelles de lumière passent et repassent devant mes yeux. Je me retourne et je regarde au-dessous de moi… Mais ce que je vois n’a aucun sens. Cette corde épaisse, blanc-bleu et parcourue de veines, comme une sorte de serpent, sort de la bonde de fond et reste collée à mon derrière. Quelques-unes de ces veines saignent – un sang rouge qui, sous l’eau, paraît noir et coule lentement de petites déchirures dans la peau blême du serpent. Un sang rouge qui disparaît peu à peu en se mélangeant à l’eau. À travers la mince peau blanc-bleu du reptile, on aperçoit les morceaux d’un repas à demi digéré.
Je n’ai pas d’autre explication. Un horrible monstre marin, un serpent de mer, quelque chose qui n’a jamais vu la lumière du jour, est dissimulé au cœur même de la tuyauterie de notre piscine et attend de pouvoir me dévorer.
Et donc… Je balance un coup de pied à sa peau veinée, glissante, caoutchouteuse et pleine de nœuds, et j’ai l’impression que ça le fait sortir davantage de la bonde. À présent, il a à peu près la longueur de ma jambe, mais il s’accroche toujours à mon trou de balle. Un autre coup de pied et je gagne trois centimètres vers une bonne gorgée d’air. Je sens encore le reptile qui me bouffe le cul, mais je me rapproche de la surface.
Emmêlés à l’intérieur du serpent, tu peux voir du maïs et des cacahouètes. Tu peux voir un truc ovale orange vif. C’est le genre de remède de cheval que mon père m’oblige à avaler pour que je prenne du poids. Pour que mes talents de footballeur me valent une bourse à la fac. Des vitamines, plus du fer et des acides gras oméga-3.
C’est la vision de cette pilule de vitamine qui me sauve la vie.
Ce n’est pas un serpent. C’est mon gros intestin, mon côlon qui s’échappe de mon cul. Les toubibs appellent ça « une descente d’organe ». La bonde de fond est en train de m’aspirer les tripes.
Les secours d’urgence vous diront que dans une pompe de piscine circulent dans les trois cents litres d’eau à la minute. Soit environ deux cents kilos de pression. Le gros problème, c’est que tout est lié à l’intérieur de nous. Ton trouduc n’est que l’extrémité inférieure de ta bouche. Si je renonce, la pompe va continuer à tourner – à effilocher mes intestins – jusqu’à m’avaler la langue. Imagine-toi en train de chier une merde de deux cents kilos et tu comprendras comment elle pourrait te retourner comme une crêpe.
Ce que je peux te dire, c’est que tes tripes ne te font pas tellement mal. Rien à voir avec une blessure externe. Les trucs que tu digères, les toubibs appellent ça « matière fécale ». Au dessus, il y a le chyme, des poches d’une fine saleté baveuse constellées de maïs, de cacahouètes et de petits pois.
C’est une espèce de soupe de sang et de maïs, de merde et de sperme et de cacahouètes, qui flotte maintenant autour de moi. Mais même avec mes boyaux qui me jaillissent du cul, alors que je m’accroche à ce qui me reste de tripes, oui, même là, j’ai d’abord envie de remettre mon maillot de bain.
L’essentiel c’est que mes parents ne voient pas ma queue.
Je tiens un poing serré contre mon cul, tandis que de l’autre main j’attrape mon slip à rayures jaunes et je le retire d’autour de mon cou.
Mais impossible de l’enfiler.
Si tu veux palper tes intestins, va t’acheter un de ces paquets de capotes en boyaux d’agneau. Prends-en une et déroule-là. Remplis-là de beurre de cacahouète. Enduis-la de vaseline et mets-la sous l’eau. Et puis essaie de la déchirer. De la couper en deux. C’est trop solide et caoutchouteux.
Ca glisse tellement que tu n’arrives même pas à l’attraper.
Une capote en agneau, c’est tout simplement ton bon vieil intestin.
Maintenant, tu comprends ce qui m’attend.
Tu lâches une seconde, et tu te vides.
Tu nages jusqu’à la surface pour respirer, et tu te vides.
Tu ne nages pas, et tu te noies.
Tu as le choix entre mourir tout de suite ou mourir dans une minute.
En rentrant du boulot, mes parents découvriront un gros fœtus nu recroquevillé sur lui-même. Flottant dans l’eau trouble de leur piscine derrière la maison. Coincé au fond par un gros boyau entortillé et marbré de veines. L’exact contraire d’un gamin qui se pend en éjaculant. C’est leur bébé qu’ils ont ramené de l’hôpital il y a treize ans. C’est le gosse qu’ils espéraient voir décrocher une bourse grâce au foot et réussir un MBA. Qui se serait occupé d’eux quand ils seraient vieux. C’est tous leurs espoirs et tous leurs rêves. Flottant là, nu, mort. Avec, tout autour de lui, des grosses perles laiteuses de sperme gaspillé.
C’est ça – ou alors mes parents me découvriront enroulé dans une serviette sanguinolente, évanoui à mi-chemin entre la piscine et le téléphone de la cuisine, avec un morceau d’intestin déchiré, en lambeaux, pendouillant toujours de mon maillot de bain aux rayures jaunes.
Même les Français ne parleraient pas de ça.
Le fameux grand frère, dans la marine US il nous a appris une autre belle phrase. Une phrase russe. Quand nous disons : « C’est vraiment la dernière chose dont j’ai besoin », les Russes, eux s’exclament : « j’en ai autant envie que des dents au cul ! ».
Mnye etoh nadoh kahk zoobee v zadnetze.
Ces histoires que tu entends, sur les animaux qui se rongent la patte pour s’échapper d’un piège, ben, n’importe quel coyote te dira que, putain, deux coups de dents ça vaut mieux que d’être mort.
Putain… Même si t’es russe, un jour t’es bien content d’avoir des dents au cul.
Sinon, voilà ce que tu dois faire – tu te contorsionnes. Tu coinces un coude derrière ton genou pour ramener ta jambe contre ton visage. Et puis tu te mords le fion et tu l’entames. Vu que t’es en train d’étouffer et que tu mâcherais n’importe quoi pour avoir la bouffée d’air suivante.
C’est pas le genre de truc que t’as envie de raconter à une fille à ton premier rendez-vous. Pas si tu espères un bisou avant le dodo.
Si je te disais quel goût ça a, tu ne mangerais plus jamais de calmars, mais alors plus jamais.
Difficile de dire ce qui dégoûta le plus mes parents : la façon dont je me suis mis dans la merde, ou la façon dont je m’en suis tiré. Après ma sortie de l’hôpital, maman m’a murmuré : « Tu ne savais pas ce que tu faisais, chéri. Tu étais en état de choc. » Et elle a appris à cuisiner les œufs pochés.
Tous ces gens débectés ou désolés pour moi…
J’en ai autant envie que des dents au cul.
Aujourd’hui, on n’arrête pas de me dire que j’ai l’air trop maigre. À des dîners, mes hôtes font la gueule et le prennent mal que je ne touche pas au rôti à la cocotte qu’ils ont cuisiné. Ce genre de rôti me tue. Le jambon au four. Tout ce qui reste dans mes boyaux plus de deux heures, ça ressort tel quel. Les haricots de Lima fait maison ou les gros morceaux de thon au naturel, quand je vais chier, je les retrouve intacts au fond de la cuvette.
Quand tu as eu droit à une résection radicale des boyaux, tu ne digères plus aussi bien la viande, tu vois. La plupart des gens ont plus de deux mètres de gros intestin. Moi, je suis heureux avec mes dix-huit centimètres. Et donc, j’ai jamais eu de bourse sportive. Jamais eu de MBA. Mes deux potes, le gosse à la cire et celui à la carotte, ils ont grandi ils ont grossi, mais moi je n’ai jamais fait deux cents grammes de plus que ce que je pesais à treize ans.
Un autre gros problème, c’est que mes parents avaient claqué un paquet de fric pour cette piscine.
À la fin, mon père s’est contenté de dire au type chargé de l’entretien que c’était une histoire de chien. Notre foutu toutou était tombé dedans et s’était noyé. Son cadavre avait été aspiré par la bonde de fond. Et même quand le type a ouvert le filtre et qu’il en a retiré un tube caoutchouteux, un écheveau d’intestins détrempés, avec une vitamine orange à l’intérieur, oui, même là, mon paternel s’est contenté de dire : « Ce chien était complètement con ».
Et depuis la fenêtre de ma chambre à l’étage, j’entendis papa qui disait : « On ne pouvait pas laisser ce cabot seul une seconde… »
Et puis ma sœur n’a pas eu ses règles.
Même lorsqu’ils ont changé l’eau de la piscine, même lorsqu’ils ont vendu la maison et déménagé dans un autre État, et même après l’avortement de ma sœur, mes vieux n’ont plus jamais évoqué cette histoire.
Jamais.
C’est la carotte invisible de la famille.
Maintenant, tu peux prendre une bonne grosse bouffée d’air.
Parce que moi, j’en manque toujours.