Comme expliqué dans un précédent billet, une vile quête planait lors du long séjour du Tigre en Asie. Provoquer un employé, afin que celui-ci soit contraint que de vous introduire auprès de son supérieur, est loin d’être si aisé. Pour toi, cher lecteur, voici deux illustrations sur la manière de jouer au I Want To See Your Manager. En piste.
Être chiant, mais avec classe (ou comment être blogueuse mode)
Rappelons grosso merdo le but de jeu : il faut faire en sorte qu’un employé doive faire appel à son n+1, si possible en ayant recours la phrase magique I want to see your manager. Lequel manager doit être incité à faire de même. Et ainsi de suite. Le joueur qui monte le plus loin dans la hiérarchie sans se faire tuer gagne.
Non, ce divertissement ne se fait pas au détriment des employés sur lesquels j’ai décidé de jeter mon dévolu. Bien au contraire, grâce au Tigre ces personnes se sont retrouvées face à de nouvelles configurations que leur formation n’avait point prévues. Et, comme vous le savez, les nouvelles expériences, particulièrement inoculées sans crier gare, augmentent considérablement la vivacité de l’esprit, donc l’espérance de vie. Toutes les personnes à qui j’ai facilité le transit intestinal ont donc gagné 5 ans. CQFD.
Voici donc les deux exploits (sur une petite dizaine) du Tigre dûment assermentés. Mon ami Le Buffle a aussi brillé, mais je n’en parlerai pas – tu m’entends bien, connard : arrête de me tanner pour que je t’ouvre une tribune sur mon blog et sort toi les doigts du fion pour créer le tien.
Pour faire simple, j’ai traduit de l’anglais vers le français les discussions qui ont eu lieu. Tant pis pour les idiomatiques du style cannot cannot, dear patron, sure sure, et autres ataviques glapissements que mon vocabulaire personnel a failli adopter.
Négociation dans un fast food
Le taxi nous a vraiment déposé n’importe où
Introduction : Singapour, pas loin de minuit. Le Tigre et Le Buffle sortent d’un bar bredouille, ce qui est plutôt rare. Je ne sais pas comment mon pote a géré le tacos, mais ce con nous dépose sur Balestier Road, à plus de 400 mètre de notre condom. Ça tombe bien, c’est une rue commerçante et nous sommes famine. Nos culs sont largement bordés de nouilles puisque nous avisons un fast food de facture américaine pas loin. Presque personne dans le magasin, j’entre en scène…
− Bonjour, je voudrais un maxi best of big burger avec lait au soja et supplément de frites.
− Oui Monsieur. Ce sera 12 dollars.
− Tenez, j’ai une réduction. Carte d’étudiant. Cela fait bien -10% ?
− Oui. 10 dollars et 80 cents alors. Vous chanceux.
− Vous ne pensez pas si bien dire. J’ai une autre réduction. Voici ma carte de résident permanent. Cela fait bien -20% en plus des 10 ?
− Ce n’est pas prévu comme ça, c’est la première fois qu’on me le demande.
− On fait donc comme j’ai dit ?
− Sais pas. Il faut que je demande à mon supérieur.
[Il faut savoir que les Singapouriens ont un niveau d’initiatives (disons une marge de manœuvre) assez proche du bébé kangourou dans la poche de sa mère. C’est pourquoi le premier niveau est souvent facile. Faut la jouer fine. Le supérieur arrive, il traînait dans la cuisine. Je lui explique mon cas. Sa réponse :]
− Ah non, Monsieur Tigre. Ces offres ne sont pas cumulables.
− Ce ne sont pas des promotions, mais des réductions qui s’appliquent automatiquement.
− Euh…
− Écoutez, cher Jin [les employés ont un badge autour du cou avec leurs noms et leurs photos qui généralement les représentent avec vingt kilos de moins], il me semble avoir légitimement droit à ces deux remises en même temps : je ne vois aucun document contractuel spécifiant le contraire.
− Ce n’est hélas pas possible. Il existe d’autres cartes donnant lieu à des réductions. Imaginez que vous soyez un étudiant étranger handicapé et atteint du syndrome de Tourette, avec votre logique on devrait le payer pour qu’il mange chez nous.
[Le salaud a des arguments, je n’avais pas prévu une telle répartie. Je ne suis guère très fier de ce qui a suivi]
− Si j’étais atteint d’un Tourette, jamais votre État eugéniste ne m’aurait laisser dépasser la douane de l’aéroport. Maintenant, je vous propose la chose suivante : au lieu de cumuler (donc multiplier) les réductions comme il est d’usage, ce qui donnerait environ 32% (1,2 x 1,3, suis un peu Jin !), je propose de simplement les additionner les réductions pour atteindre seulement 30%. Elle n’est pas belle la vie ?
− Non, vous devez choisir une seule des réductions.
[Il vient un moment où je sens que ça va prendre une tournure de dialogue de sourds. Je crache alors mon ultime cartouche :]
− Dans ce cas, je souhaiterais en parler à votre manager.
− Je l’appelle de ce pas.
Voilà comment j’ai atteint le niveau 2, et ce grâce à une question existentielle qui me travaillait depuis des mois. Classique. Net. Sans faute.
Un autre fast food, mais avec une législation sanitaire plus légèrement respectée
Épilogue : pour la petite histoire, le manager en chef n’était pas commode du tout, et pour dix misérables dollars il m’a rapidement envoyé chier. Je lui ai dit que d’où je viens, à Zurich, ça ne se passerait pas comme ça.
J’en ai même profité pour balancer la plus belle insulte qu’il est possible de donner à un Singapourien, à savoir que je l’ai traité de banane : jaune à l’extérieur, blanc à l’intérieur. La courtoisie suisse.
Finalement on a bouffé dans un food court (en photo ci-dessus).
La consultation dans un bar thaïlandais
Introduction : quelques mois après mon échec (relatif) au Mac (que) dalle, je me trouvais à Bankgok avec quelques camarades de fac qui venaient faire du promène couillon. Comme je suis peu porté sur les pingpong show et autres infamies dont sont friands les Australiens, je proposais à la troupe (dont le Buffle, bien évidemment) de savourez quelques bons vins dans un bar.
Un wine bar dans cette rue, j’aurais dû me méfier
Sauf que je les ai dirigé vers le premier rade de la rue qui, avouons-le, inspirait autant confiance qu’un agent immobilier de la couronne parisienne. Immanquablement, le premier vin servi à la va-vite (un truc provenant de Nouvelle-Zélande) était bouchonné. Après avoir vérifié la traduction de ma requête à venir (bouchonné = corked, en Anglais), je sifflais la serveuse.
− Excusez-moi miss, mais votre vinasse est bouchonné.
− ça veut dire quoi « bouchonné » ?
− Allez demander à votre supérieur.
[Le premier niveau fut presque trop facile à atteindre. C’était définitivement bien parti. Arrive le chef de rang à qui je répète ma phrase].
− Vous voulez dire que votre vin n’est pas à votre goût ?
− Non, il est intrinsèquement imbuvable. Bouchonné.
[Slurrrp]
− Pourtant, c’est bien du vin, et je le finirais volontiers.
− Vous n’avez jamais bu de vin dans votre vie alors. Normalement, vous m’apportez le même vin.
− Sauf votre respect, ce n’est pas la question. Ce vin ne vous plaît pas. Je suis prêt à le changer et à vous laisser commander une autre bouteille. Mais il faut payer pour le verre bu. Que choisissez-vous ?
− Ouvre grand tes écoutilles mon coco. Ce n’est pas comme ça qu’on procède dans un bar. Alors soit tu me changes ce vin par un autre exactement semblable, et ce jusqu’à ce que je décide souverainement qu’il est potable, soit j’appelle Rama IX en personne pour qu’il vienne fermer ton odieux boui-boui.
− Ah bah non, ça c’est vous qui le dites. Et, vu de mon côté, je remarque qu’il n’y a personne d’autre que vous pour trouver ce vin bouchonné.
[Heureusement qu’à part mes camarades, une touriste américaine neutre n’était pas loin. Je lui ai demandé de venir renifler la vinasse. Son air dégouté fut éloquent. La réponse du chef de rang :]
− Je n’ai pas le droit de changer comme ça la bouteille par une autre, je vais demander au barman en charge des consommations.
[pour moi, c’est un n+2. Le bartender, adipeux personnage truculent comme il faut, m’avait l’air un peu plus ouvert et jovial que les autres].
− Voyons voir ce qui ne va pas…huuummm…mais c’est notre bon produit importé de Welligton, il arrache bien n’est-ce pas ?
− Un peu trop d’ailleurs. Mais sentez-le avant de le boire, c’est évident que ça n’a rien à faire sur la table. Pour faire une sauce, et encore…
− Oui…il y a un petit fumet boisé [ce fils de catin se fout de ma gueule, je le savais]…mais ils sont tous comme ça, c’est ce qui fait notre réputation.
− Réputation ?! Toutes les autres bouteilles sont bouchonnées ici ? Mais comment c’est putainement possible ? C’est qui le gérant ici !? Menez-moi à lui !
[Admirez le passage en force pour avoir le n+3. Chance ultime, le petit homme sec qui comptait ses biftons au fond de la salle était responsable de tout ce bordel. Je lui demande alors comment il arrive à consciencieusement fusiller les bouteilles qu’il fait servir. Dès qu’il me montre où le stock se trouve, je comprends tout : des dizaines de bouteilles entreposées contre un mur instable près des chiottes (nombreuses secousses) ; le tout à température ambiante (27° au moins) ; les flacons tous inclinés vers l’avant ; et aucune aération à proximité.
Je m’en veux de ne pas avoir pris de photo, mais le gérant me regardait d’un œil torve dès que je décapuchonnais mon appareil. Ce bar à la noix, croyant faire chic et sophistiqué, s’était procuré des cartons de vins de table et dont l’origine n’était pas assurée. Ça ne me dérange point. En revanche, ce breuvage déjà fragile était automatiquement salopé par les horribles conditions de conservation. En tant que commercial aguerri doublé d’un esprit vindicatif propre à tout agent de la DGCCRF, je ne pouvais fermer les yeux face à tel gâchis.]
− Je ne sais pas si vous vous rendez compte, mais avec un tel ajustement de votre « cave », vous êtes bon pour mettre la clé sous la porte d’ici six mois. Cinq mois et 27 jours si je publie un billet sur votre établissement.
− Mais où est le problème ? On ne va pas garder le vin à côté des sodas, à 6 degrés celsius. Si ?
− Entre votre frigo japonais et un hammam turc, il y a un monde ! Vous n’avez pas un endroit assez frais et sec où foutre votre vinasse de paysan du bush ? Créez une pièce à cet effet au moins !
− Je ne peux pas faire des travaux comme ça sur un coup de tête, il faut que j’en parle d’abord à mon associé.
− Votre associé ? Quel associé ? Je veux, non, j’exige de m’entretenir avec lui !
[ha ha, un potentiel n+4 est en vue…]
− C’est un ami avec qui j’ai monté l’affaire. Il m’a apporté les financements, et est japonais. Il habite à Sapporo, ce sera difficile de le voir.
− Et c’est donc lui qui possède la majorité de cette société ?
[si la réponse est positive, c’est juridiquement le supérieur du gérant]
− Oui. [bingo].
− Dans ce cas, laissez-moi au moins parler. Je suppose que vous avez son numéro non ? C’est dans votre intérêt, je lui expliquerai, en tant que consultant viticole en France [oui, bon, un tel mensonge n’a jamais tué personne], pourquoi il devrait lâcher quelques yens pour mettre en place une réserve à vins digne de ce nom. Si vous avez envie que le « wine bar » à l’entrée de la devanture signifie quelque chose.
Croyez moi ou non, mais le gérant local a pu appeler et me passer son associé majoritaire pour lui expliquer son souci. Avec un décalage horaire de deux heures, Monsieur Nakamura était encore au boulot. Et j’ai eu l’immense honneur de lui toucher quelques mots sur la gestion de son bar. Nakamura, individu que j’ai deviné autant affable que soucieux de la bonne santé de sa joint-venture thaïlandaise, a bu mes paroles comme du petit lait. Non, c’est Buddha même qui lui dictait, par téléphone, la manière de stocker son vin.
Ma mission était remplie.
C’est avec le sentiment du devoir accompli que je suis parti
Néanmoins, à faire ainsi chier mon monde, je crois bien que les serveurs se sont passés le mot et que j’étais grillé sur le territoire thaï. C’est pour ça que j’ai pris, assez précipitamment, le chemin de l’aéroport.
Épilogue : le félin a atteint le n+4, et avec les honneurs. Sur ce coup, j’ai dû exciper de ma qualité de Français pour justifier mes intenses connaissances en matière viticole. Mais ne vous alarmez pas, j’ai laissé un trac d’une huile du FN pour faire bonne mesure.
Conclusion de l’odieux félin
I Want To See Your Manager a un gagnant, et ce devrait être moi, tout simplement. Cependant, l’autre joueur, Le Buffle, ne l’avait pas ainsi entendu. Soyons clair : il a voulu chier dans mes bottes. Avec ce dernier exploit réalisé en sa présence, j’étais persuadé qu’il s’inclinerait bien bas face à ma grandiose gouaille. Sauf qu’il en fût différemment : ce petit chipoteur du dimanche a refusé de valider ma conversation téléphonique avec Monsieur Nakamura sous prétexte que je ne l’avais pas rencontré « IRL ».
Vous voulez ma morale de cette histoire ? Celle-ci est simple : être créateur de jeux ne s’improvise pas. En créer un nécessite de nombreuses qualités, dont une en particulier nous a fait défaut : l’imagination. On a été suffisamment curieux pour réfléchir à certaines situations qui auraient pu survenir – intervention de l’autre joueur pour faire capoter une opération par exemple. Mais pas toutes.
Non seulement les règles d’un jeu ne s’écrivent pas sur un coin de nappes après six bières Tiger derrière le gosier, mais ceux qui les dictent ne peuvent pas être à la fois joueurs et arbitres. Sinon, et dès que les enjeux deviennent sérieux (le niveau 4, rendez-vous compte), les réclamations arrivent telles des nuées d’insectes – j’en ai bouffé des kilos, mais ça fera l’objet d’un autre article.