Crédits : Jason Reed / Reuters
Voici une nouvelle tirée du recueil La littérature nazie en France, série de nouvelles inspirées d’une œuvre du Chilien Roberto Bolaño. Comme Tigre adore la plume de l’auteur français, j’ai fait des griffes et des pattes pour pouvoir publier, sur mon insignifiant blog, une nouvelle illustrant son dérangeant talent – vous savez tous que j’ai des gouts bizarres. On adore ou on déteste. Pas d’entre-deux.
Qui est Gregory Mion ?
Greg’, je l’ai accidentellement rencontré lorsque je m’étais procuré quatre courts romans chez un éditeur indépendant. Parmi ces textes il y avait Avec l’assentiment du reptile, texte mi-long qui détonait furieusement avec ce que j’avais l’habitude de lire. Je m’imaginais (sans doute à raison) un auteur rédiger, lors de longues soirées de préférence, comme si le diable en personne lui collait aux talons.
J’ai appris par la suite le parcours chaotique et passionnant d’un homme qui se dit lui-même « divorcé de l’université », et qui constitue un exemple particulièrement éloquent de la manière dont des esprits différents sont éjectés d’un système cloisonné. En outre, il arrive à Gregory de poster quelques billets littéraires sur des blogs de qualité, billets à côté desquels ceux de votre fidèle serviteur ne sont que des lolilol de connasse écervelée. Si vous connaissez mon honteux penchant pour les auteurs « borderline » tels Self et Palahniuk, imaginez quand Gregory Mion bascule souvent dans le même style, mais en français et avec plus de termes orduriers – ce que je n’approuve pas toujours.
Pour une fois, j’ai eu l’autorisation de l’auteur pour publier une nouvelle. Il l’a lui-même sélectionnée, et ça tombe plutôt bien puisque celle-ci représente assez fidèlement à quoi vous attendre avec lui. Attention, ça défouraille crescendo :
Bastien Gadenne (1971-1999)
On ne sait s’il faut se contenter de dire que tout a eu lieu en quelques malheureuses secondes, ou alors si tout dépend d’un large éventail de causes et de raisons suffisantes. En revanche, de source sûre, s’il y a un point qui ne fera pas débat ou qui ne souffrira aucune intervention du scepticisme le plus chevronné, c’est que Bastien Gadenne fut un jeune garçon plutôt rangé, peut-être un peu efféminé dans ses manières, mais certainement pas un homme dont il convenait de se méfier quand on l’abordait. Il avait fait avec les moyens de sa vie, c’est-à-dire avec pas grand-chose à la base. Dépourvu de capital culturel, fauché en connaissances institutionnelles et né sur le rebord d’un pauvre quartier de la banlieue grenobloise, Bastien Gadenne ne bénéficiait pas des atouts qui permettent de se catapulter dans une position avant même d’avoir amorcé une formation, des études, un apprentissage, tant d’étapes qui ne sont que facultatives pour ceux que Serge Gainsbourg a surnommé les enfants de la chance. Par défaut de réseau, par manque d’opportunisme et de clarté dans les idées sociales, Bastien Gadenne avançait dans la vie séparément de toute accointance factice, en pur enfant de la déshérence. Pour l’exprimer de façon très transparente, pour que l’on se représente parfaitement ce qu’il en était de cet individu qui devait si mal finir, Bastien Gadenne n’aurait pas pu être certain d’obtenir un emploi même s’il avait choisi les meilleures options ou n’importe quel autre parcours excessivement balisé. Un petit diplôme d’apprenti boulanger ne lui aurait pas garanti une situation convenable dans la boulange, pas plus qu’un long cursus de droit ne lui aurait ouvert les portes cochères d’un cabinet réputé d’avocats. Et comme il n’était pas vraiment habile de ses mains et encore moins travailleur de la matière cérébrale, la boulange ou le droit, ç’eût été pour lui des orientations sans pertinence. Il obtint son brevet des collèges à la deuxième tentative, il fit un passage anecdotique en seconde générale, puis on le réachemina dans une formation technique où on lui apprit la docilité du manutentionnaire. Le jeune Gadenne s’ennuya énormément dans les ateliers d’une usine de métaux légers. Ce ne fut qu’après avoir obtenu le permis de conduire que de nouveaux métiers s’ouvrirent à sa maigre ambition. Il pouvait faire le chauffeur non déclaré, postuler dans une compagnie locale d’autobus, passer un brevet de conducteur d’engins de chantier, tenter le permis poids-lourds, il pouvait donc faire tout à fait autre chose que se morfondre à l’usine en rangeant du métal dans des gros cartons.
Dans l’absolu, le permis de conduire initia Gadenne aux rites d’une entreprise de chauffeurs particuliers. Le gérant lui expliqua en quoi consistait le boulot : « Tu te mets au volant et tu fermes ta gueule. Quoi qu’il arrive, tu dois fermer ta gueule. Si le client se fait tailler une pipe par une pute qu’il t’a demandé de récupérer sur un boulevard, tu fermes ta gueule. Si une cliente subit un coup de folie et qu’elle décide soudainement de couler un bronze sur la banquette arrière, tu fermes aussi ta gueule. Même si elle commence à repeindre l’habitacle avec sa merde, tu continues de la fermer. Tu comprends ce que je te dis, Gadenne ? » Bastien Gadenne hochait la tête nerveusement. Il déglutissait à chaque hochement. Il voulait cette place de chauffeur. Il avait une monstrueuse envie de quitter l’usine et pour arriver à le faire, il était prêt à hocher la tête pour n’importe quoi, pour absolument n’importe quoi. Le gérant pouvait exiger de lui tout ce que l’on peut réclamer d’un individu qui se situe au sous-sol de la respectabilité sociale. Gadenne aurait fait davantage que nettoyer la merde d’une cliente tarée s’il avait fallu en arriver là pour être embauché. Gadenne aurait pu faire la vidange gratuite de tous les véhicules parqués dans l’entreprise. Il aurait même sucé les pots d’échappement si le gérant lui avait ordonné de le faire pour le bien-être des différents véhicules. Bastien Gadenne avait appris les registres de la soumission. On l’avait éduqué en véritable va-nu-pieds. Depuis qu’il était sorti du ventre de sa mère, on lui avait donné l’ordre de fermer sa gueule et de suivre le rang de la masse. Quand on le frappait dans la cour de récréation, Gadenne ne ripostait pas. Il avait des souvenirs douloureux à cet égard. Il y avait eu plein de tortionnaires pour le racketter. On lui avait fait aussi bien les poches que l’esprit : on l’avait dépouillé de son argent de poche et on l’avait vidé de sa substance psychologique. On lui avait volé presque toutes les semaines des pièces de dix francs. On l’avait enfermé dans les chiottes et on l’avait traité de tantouze. « Gadenne, petite tapette de merde ! Gadenne, trou du cul, et si tu me nettoyais le fion avec ta langue ? » C’était ce qu’il avait entendu durant les longs et interminables trimestres de sa scolarité secondaire. Gadenne par-ci, Gadenne par-là, que des invectives, des gros mots, des agressions verbales qu’on lui jetait dessus, comme on eût jeté des bûches à tire-larigot dans un feu qui se consume trop vite. Or dans la mesure où Gadenne encaissait, dans la mesure où il fermait sa gueule, on y allait de surenchères et d’extravagances, on ne lui laissait pas un moment de répit. Gadenne était sorti du système scolaire avec des traumatismes enfouis. Il avait tout gardé dans un double fond de sa fragile armure de va-nu-pieds. Pourtant il n’avait pas nourri les projets d’une vengeance, du moins si l’on se fiait aux signes extérieurs de ses expressions faciales. Il était trop sage pour en arriver là. Ce qu’il voulait, c’était un emploi, une place pour se construire, une issue de secours pour échapper aux vapeurs méphitiques de l’usine à métaux.
Les missions inaugurales de Bastien Gadenne en tant que chauffeur particulier se passèrent extraordinairement bien. Il aimait le job. Il aimait s’attarder dans les rues chics de Grenoble quand les montagnes, sur les pourtours de l’horizon, étaient coiffées d’une crête de neige et que les orages grondaient derrière ces dômes angéliques. Il expérimentait dans cette ambiance de tumulte suspendu un puissant remède pour accepter les misères d’autrefois. Maintenant qu’il était au volant de voitures tape-à-l’œil et qu’il transportait des personnes très importantes, il prenait du goût pour les dimensions esthétiques de la vie, il voyait dans les montagnes et les orages qu’elles dissimulaient des exemples de force qu’il intériorisait. C’était peut-être qu’il se sentait devenir quelqu’un, ce n’est pas évident de l’affirmer avec aplomb. En tout cas le gérant félicitait Gadenne pour sa ponctualité. La bagnole dont Gadenne avait la charge roulait prestement entre la gare ferroviaire et les hôtels huppés de Grenoble. Les clients laissaient des pourboires conséquents à Gadenne. Il se faisait une sorte de pactole. Il mettait l’argent de côté. Même s’il n’avait aucun projet, même s’il n’était pas du genre à faire des plans sur la comète, Gadenne continuait d’archiver le fric en vue de ce qui se présenterait à lui un jour ou l’autre. Il ne se payait rien en dehors de ses émoluments fixes. Le loyer lui bouffait la moitié de ses revenus, la banque lui proposait des solutions, des placements de pourboires, mais Gadenne niait toutes les options en bloc. Il se débrouillait, il n’était pas menacé d’expulsion par son propriétaire, il ne mangeait pas toujours à sa faim, cependant il existait, il avançait pour autant qu’on pouvait le dire de lui, en l’occurrence il avait une démarche poussive et des chaussures qui faisaient un bruit de borborygme. Ses chaussures étaient des tennis – une sous-marque dont la semelle s’effilochait au bout d’une semaine. Gadenne ne fut pas tout de suite obligé de porter des vêtements d’étiquette lors de ses trajets professionnels, aussi avait-il les tennis en permanence aux pieds, qu’il plût ou qu’il ventât, qu’il neigeât ou qu’il grêlât, Gadenne se chaussait indifféremment et le gérant ne lui en faisait aucune remontrance. Ce qu’on attendait de Bastien Gadenne dans les étapes préliminaires de son job, c’était de la probité, du service et du savoir-vivre, en d’autres termes on exigeait qu’il fût régulier, soumis et quelque peu lèche-bottes avec la clientèle. Et pour l’écrire encore plus laconiquement, ce qu’on attendait de Gadenne, c’était tout simplement qu’il continue de fermer sa gueule de crève-la-dalle. D’ailleurs, au chapitre du silence et de la circonspection, Gadenne excellait. On ne l’avait jamais entendu rouspéter. Depuis l’enfance, Gadenne se taisait. La moindre colère, il la repoussait, il la balayait d’un revers de manche. Tout en lui avait atteint la densité d’un caractère compact : ce qu’on lui soupçonnait en apparence de faiblesse, il l’avait accumulé en solidité à l’intérieur des parties essentielles de sa personnalité. Est-ce à dire que Bastien Gadenne se formulait des manigances ou des complots ? Est-ce qu’il était en train d’allumer la salle des machines de sa conscience ? On en jugera en apprenant ce qui le propulsa à la fois dans la célébrité nationale et dans la mort spectaculaire. À titre posthume, Bastien Gadenne serait bel et bien quelqu’un.
Au bout de plusieurs années de preuves accomplies et de bonne volonté, le gérant de la boîte proposa à Gadenne une mission d’envergure. « Gadenne, t’as réussi là où je pensais que tu te casserais la gueule. Tu m’as prouvé que je pouvais te faire confiance, alors je vais te confier un ordre de mission nouveau. Tu te sens de quitter les rues et les départementales de Grenoble ? » Comme il le fit des années plus tôt, Gadenne opina du chef, frénétiquement, convulsivement. Ses assentiments ou ses négations, il ne les prononçait pas de vive voix. Tout ce qui relevait du « oui » ou du « non », Gadenne le somatisait dans quelques mouvements vigoureux de la figure. Par conséquent le gérant reprit sa description de la mission : « Dans une semaine, il y a un événement un peu particulier qui va se dérouler dans un grand hôtel d’Annecy. C’est un événement lié au monde de la mode. L’hôtel se situe sur les bords du lac d’Annecy, c’est un établissement d’une immense réputation et il n’y aura que des clients fortunés, des émirs, des princesses, des putes de la jetset, tu vois bien le tableau. Toi, Gadenne, tu ne vas pas transporter ces gens-là. Ils s’arrangeront pour arriver en hélicoptère et des limousines leur feront faire la route. Toi, Gadenne, tu vas aller faire le piquet à l’aéroport de Genève et tu vas me récupérer six journalistes de mode de Paris, que des nanas. Comme d’habitude, tu fermes ta gueule. Si elles te posent une question, tu souris, tu fais un rictus, mais surtout tu fermes ta gueule. Normalement elles ne te demanderont rien. Elles ne vont même pas te calculer. Ce genre de pute ne s’intéresse qu’au réseau des influences. Pour elles, tu n’es qu’un gars qui doit fermer sa gueule et c’est précisément ce que tu vas faire, d’autant que c’est ce que tu sais faire de mieux. Ces putes, tu vas les acheminer jusqu’à l’hôtel où doivent avoir lieu les festivités. L’événement doit durer trois jours. Pendant ces trois jours, tu seras à l’entière disposition de ces journalistes, d’accord ? Si elles te demandent de les emmener faire de la luge sur les pentes du Mont-Blanc, tu les emmènes, tu loues le matos, tu les attends, même si tu dois attendre des heures. Si elles veulent remonter une nuit à Genève pour faire du shopping, pareil, tu y vas, tu fermes ta gueule, tu dois être le mec qui peut les conduire n’importe où, n’importe quand, quitte à ce que tu trouves un moyen de te rendre jusqu’aux anneaux de Saturne ou dans le trou du cul de ce putain d’enculé de Mickey Mouse. Est-ce que tu saisis bien les responsabilités de cette mission, Gadenne ? Ce n’est pas de la petite monnaie, hein ? Ces journalistes ont tous les droits. Si elles veulent te cracher dessus, tu souris encore, tu la fermes et tu attends qu’elles soient descendues du véhicule pour t’essuyer la joue avec un mouchoir. Si elles souhaitent te faire une pipe, c’est encore pareil, tu es consentant, tu es facile à vivre et de préférence tu te laisses aller jusqu’à l’éjaculation pour montrer que tu n’as pas été insensible à l’initiative de ces connasses… Tout ceci doit être parfaitement ancré dans ta tronche, Gadenne. Est-ce que c’est le cas ? Est-ce qu’il y a des choses sur lesquelles tu aimerais que je développe ? » Gadenne ne trouva rien à redire à ce discours de présentation. Le briefing lui paraissait optimal. Il allait juste récupérer six putes de journalistes parisiennes dans un minibus. Le hasard voulut que toutes ces putes fussent de confession juive. Bastien Gadenne intercepta l’information avec les moyens du bord.
À Genève, les putes grimpèrent dans le minibus avec force gloussements et pépiements de volailles. Elles saluèrent Gadenne à l’emporte-pièce, en gestes méprisants et en visages altiers, et chaque fois qu’elles faisaient un mouvement, chaque fois qu’elles se replaçaient le séant sur un siège, on entendait un bijou qui tintinnabulait à leur poignet ou un collier de perles qui froufroutait sur leur cou maigrichon, des poignets et des cous de pétasses qui fréquentaient trop la salle de sport et qui devaient de temps en temps s’envoyer des amphétamines. Le gérant avait eu de bonnes intuitions : les putes ne calculèrent plus Gadenne dès lors que le minibus s’activa. Elles étaient excitées à la perspective de l’événement qui les attendait à Annecy. Les bijoux faisaient un boucan de tous les diables. Les rires fusaient en sonorités moqueuses et médisantes. Elles critiquaient à tout-va. Elles s’échangeaient les dernières rumeurs. Leurs phrases bourrées de ragots étaient incrustées d’hyperboles. « N’empêche, à ce qu’on dit, il paraîtrait que la fille que Mitterrand a cachée aurait été conçue avec une effeuilleuse du Moulin Rouge ! » ; « Mon Dieu, tu déconnes ! » ; « Non, je déconne pas, putain. Le bruit a fuité de son service de chauffeurs particuliers. » ; « Mitterrand qui se tape une pute du Moulin, en même temps, moi, ça ne m’étonne pas. » ; « C’est pratique de balancer cette bombe maintenant qu’il est mort… » ; « Et alors ? Tant qu’on n’aura pas vérifié les sources, il y aura le doute. C’est comme pour les pédophiles, si on te dit que ton voisin est pédophile, tu déménages, tu cherches pas à comprendre, tu cherches pas à démêler le vrai du faux. » ; « Ouais mais là on parle de Mitterrand, pas d’un pédophile… » ; « Ouais, d’accord, mais moi, je le redis, s’il a baisé une pute de strip-teaseuse et qu’il lui a fait une gamine, je ne vois ni ce que ça a de choquant, ni en quoi Mitterrand n’aurait vraiment pas pu se le permettre. Tout le monde sait qu’il courait aux portillons. Il appréciait tester sa séduction. » ; « Et vous, monsieur, vous appréciez tester votre séduction ? » La question était adressée à Gadenne. Elle était tombée comme ça, comme un cheveu sur la soupe. Il effleura le rétroviseur du regard et il ne répondit pas. Quelques secondes pesantes s’éternisèrent et l’une des putes mit fin à l’interlude : « Il est pas trop causant, le chauffeur… » Ensuite la conversation reprit. On évoqua la possibilité que Roger Hanin ait couché dans un immeuble pédé de Rueil-Malmaison.
Juste un petit peu avant d’arriver sur le territoire d’Annecy, quand la route se fit étroite et que l’éclairage devint quasiment inexistant, Bastien Gadenne fit rouler le minibus sur le bas-côté et il coupa le contact. Les putes cessèrent instantanément de jacasser. Gadenne se retourna vers elles. Il avait une ombre qui était descendue sur son visage habituellement si généreux, si accommodant. Tout en étant retourné dans la direction des putes, il appuya sur le système de verrouillage interne des portes – sa main connaissait le tableau de bord par cœur. L’une des putes avala sa salive bruyamment et les autres se calquèrent à peu près sur cette émotion. Bastien Gadenne ouvrit sa gueule : « Alors, le voyage, la route, ça vous plaît ? » Les douze pupilles distribuées dans les regards des six putes étaient pénétrées d’une incommensurable terreur. Aucune ne répondit à cette question de circonstance. Gadenne ne fit pas d’épilogue. Tout alla très vite. Il ouvrit la boîte à gants à l’aveuglette parce qu’il ne voulait pas perdre les journalistes de vue. Du petit compartiment, il extirpa un flingue au bout duquel était vissé un silencieux. Il n’eut besoin que de sept balles. Les journalistes étaient tétanisées, aussi Gadenne n’eut pas trop de difficulté à loger les balles dans les têtes des putes. Il n’y a que la dernière, celle qui était assisse au fond du minibus, qui prit deux balles. Les autres furent tuées d’un seul projectile. Les boîtes crâniennes explosèrent et s’éparpillèrent. Les vitres du minibus furent maculées de résidus organiques et de liquide céphalo-rachidien. Gadenne reçut un morceau de cervelle sur l’épaule. Il laissa la cervelle telle qu’elle, juchée sur son épaule de va-nu-pieds, cette cervelle de géante qui n’arrivait plus à le narguer, cette cervelle judaïque à laquelle on avait offert toutes les chances et qui n’en avait fait que des occasions de se compromettre, des occasions de s’embourber dans la plus vicelarde des ascensions, en écrivant des articles de merde sur des sujets de mode qui n’intéressaient que des héritiers et des banquiers. Mais Bastien Gadenne finit quand même par s’irriter de ce morceau de cervelle. Il ouvrit la vitre et il le balança. Il ralluma le moteur. Il se déporta sur le bitume et il roula jusqu’au centre d’Annecy. Il parcourut les rues de la vieille ville à vive allure. Nul n’aperçut les anomalies sur les vitres ensanglantées du minibus. Les gens faisaient leur nuit à cette heure-ci. Gadenne s’arrêta dans une station-service qui distribuait du carburant non-stop et il s’acheta un carnet de notes du plus petit format, de marque Rhodia. À la suite de quoi il sortit du centre-ville et il dénicha un coin protégé de la lumière et des intentions indiscrètes. Il rédigea sur le carnet quelques phrases pour expliquer les degrés de sa phase assassine. Il vitupéra sur Israël. Il confessa qu’il n’aurait pas tué les journalistes si elles avaient eu un comportement correct. Il ne prit pas la peine de définir ce qu’il entendait par un comportement correct. Il signa Bastien Gadenne et il sortit du minibus pour aller clouer le carnet sur le tronc d’un épicéa – dans la boîte à gants il y avait aussi un marteau et un sachet de clous, achetés la veille. Quand il remonta dans le véhicule, il pointa les roues en direction du lac d’Annecy, puis il accéléra et fit une embardée, se jetant dans les eaux nocturnes. Lorsque le minibus fut sur le point de couler, Gadenne se tira une balle sous le menton. Sa cervelle sauta. Sa cervelle alla rejoindre les vestiges crâniens des six journalistes froidement occises. On qualifia ce geste meurtrier de crime antisémite. On fit des marches blanches à Paris. Les rédactions des grands journaux parisiens marquèrent le deuil. Des drapeaux d’Israël furent dépliés dans certaines salles de rédaction et cela, plutôt que d’apaiser les consciences, attisa d’autres folies mal contenues. À la toute fin, quand on eut terminé de sonder le sobre passé de Bastien Gadenne, on découvrit qu’il avait annoté des magazines de programmes télévisés, entourant des visages au stylo bille, crucifiant des corps au feutre rouge, et à côté de chacun de ces visages ou de ces corps, il avait mentionné « Juif » ou « Non-Juif ». On en eut froid dans le dos. Les journalistes se gardèrent d’ébruiter cette singulière manie typologique.