Le Tigre est mille fois plus fort que le chat – au moins. Par conséquent, il a à peu près neuf mille vies. En voici une où j’étais, une fois de plus, à deux doigts de très mal tourner. Et dire que j’ai entraîné des amis dans cette spirale infernale, je m’en veux encore. Âmes sensibles s’abstenir.
Se foutre de son apparence…
Bonjour,
Je m’appelle Tigre,
[là, vous subvocalisez un « bonjour Tigre » avec le ton que vous donneriez à votre neveu sur le point d’avouer une belle connerie]
Je profite de cet espace de liberté numérique pour vous entretenir d’un sujet qui me tient particulièrement à cœur. Il s’agit d’expériences à cause desquelles j’ai bien failli avoir de très gros problèmes en Asie. Si j’y étais resté quelques mois de plus, je ne sais pas ce qu’il serait advenu de ma fourrure.
Tout d’abord, tentez de comprendre à quel point je me fais ici violence en voulant vous raconter comment j’ai pu basculer vers le côté sombre de l’Asie du Sud-est millénaire et flamboyante – sans omettre le moindre détail gênant de surcroît. Les excuses que je fournissais en guise de dédouanement ne manquaient pas : l’impression d’être invincible, toutes ces couleurs et sensations nouvelles, ces prix..oh mon dieu…tellement imbattables, la famille à des milliers kilomètres (donc loin de ma déchéance à venir), etc. Tout cela n’a guère aidé à retenir le jeune félin que j’étais à l’époque.
Si bien que j’ai à quelques reprises touché le fond, et à chaque fois ce fut la même histoire : au lieu de rebondir pour reprendre de l’air, j’ai sorti ma pelle histoire de voir s’il n’y avait pas moyen de descendre un peu plus bas. Si je n’y ai pas trouvé de pétrole, un trésor plus fabuleux m’attendait : celui de mon essence profonde – pétrole, essence, vous avez saisi le jeu de mots ?
Ensuite, je pense que j’étais plus ou moins destiné à sombrer dans ce type d’addiction. Car il s’agit bien d’une drogue, n’en déplaise aux plus gourmets. Depuis que je suis gosse, je n’ai jamais développé d’appétence notable pour l’art vestimentaire et les différentes façons de marier les composantes qui nous habillent. Chaussettes blanches sur pantalon noir, jean bleu avec chemise rouge à moitié rentrée dans le futal, en fait j’avais un look qui était soit dépassé depuis le décès de Freddie Mercury, soit aurait pu correspondre aux standards d’une époque à venir – mais qui tardait vachement, la garce.
Peut-être une seule fois, vers mes 11 ans, lorsque Maman-Lynx m’avait offert un pull-over à l’effigie du Club Dorothée, j’avais décelé que quelque chose n’allait pas. Et poussé une tonitruante gueulante.
Sinon, j’acceptais sans broncher les « cadeaux » de la famille, qui le plus souvent consistaient à un recyclage des vêtements de mes trop nombreux cousins, et ce depuis des temps immémoriaux. Shorts reprisés trois fois, tee-shirts de quatrième main, chaussettes rapiécées qui avaient subi d’humides outrages (je ne tiens pas à savoir lesquels), j’avais été toujours finement fringué. Et m’étais donc habitué à l’informité de mon accoutrement, ce qui ne me dérangeait pas outre mesure.
Je me disais que les boutons et ma moustache naissante étaient les seuls responsables de mes déconvenues sentimentales, qu’à cet âge les petites tigresses ne portaient que peu d’attention au lustre vestimentaire de leurs contemporains.
Enfin, je voulais me tester. Oser des choses dont je n’avais pas le début d’un indice que celles-ci pouvaient exister. Sortir la grosse artillerie à n’importe nawak et ressentir ce doux moment où la frontière entre l’originalité et la folie était franchie. Savoir à quel point une apparence risquée était susceptible d’annihiler, tout du moins oblitérer, l’attraction naturelle exercée auprès de ces dames. C’est-à-dire lire dans leur regard interloqué ce déchirement entre un « ouais, il est plutôt baisable le félin » et le « mais putain qu’est-ce qu’il porte ».
Rencontre du troisième type de fringues
Me voilà donc à Singapour la Sublime. Les ennuis se sont matérialisés au bout d’un petit mois à peine. J’avais bien remarqué que toutes les indications gouvernementales (don’t smoke, don’t eat chewing-gum, low crime does not mean no crime, etc.) étaient délivrées dans quatre langues : Malais (quoi de plus normal), Anglais (lingua franca par défaut), Mandarin (je commençais à me débrouiller) et une écriture vaguement indienne assez jolie à contempler – du tamoul, ai-je appris par la suite. J’avais également spotté les différentes nationalités qui peuplaient la cité-Etat. Néanmoins, j’étais relativement déçu par le peu de représentants du sous-continent indien que je croisais.
Jusqu’à ce que j’eusse appris dans quel quartier certains étaient regroupés (émotion oblige, je ne réponds plus de la concordance des temps). A quelques stations de métro de mon domicile, touriste que j’étais.
J’y ai donc passé un samedi après-midi en solitaire. C’était l’idée du moins. Je ne suis retourné que dans mon pieu le dimanche vers sept heures du matin. Pour faire simple, le quartier indien ne dort jamais. Jamais. Musique à fond les ballons dans la rue, magasins à nans ouvertes toute la nuit, films Bollywood diffusés dans des cours intérieures, j’ai bien cru que mon détecteur de stimuli allait exploser.
Le plus dangereux reste le fameux Mustapha Center qui est au supermarché ce qu’un casino de Las Vegas est à une aimable partie de backgammon avec grand-père : un endroit immense sur plusieurs niveaux qui fait tout pour que vous perdiez toute notion du temps temps qui passe. Heureusement que je n’avais qu’une cinquantaine de dollars en poche et oublié ma carte bleue, sinon j’aurais pu finir comme la moitié des familles que je croisais, à savoir l’air hagard avec un caddie rempli de saloperies dont la moitié ne sera jamais utilisée : baume du tigre, tourniquet à épices, têtes de buddha et merlions en bois, roquefort en tube, intégrale de Buffy en DVD, cinquante kilogrammes de riz basmati, vraies fausses montres Patek, pomelos aussi gros que les seins de la daronne poussant le caddie, etc.
Je m’égare. Revenons à mon addiction. Mon premier kick fut, sans hésitation, un petit tailleur à quelques encablures du supermarché du diable. Je dégustais un lassi (à la rose, cela va de soi) en tentant de déchiffrer une devanture assez obscure (trois mètres de largeur au mieux). Le mec devant, qui me souriait avec toutes (ses quatorze) dents, me demandait alors ce que je glandais seul dans cette zone. M’expliquant ensuite à quel point il s’emmerdait, il m’a proposé, pour une quinzaine de dollars, une chemise sur mesure qu’il pourrait me faire en vingt minutes à peine.
A cet instant précis, je me suis dit qu’il y avait plus idiot comme manière de dépenser son argent. Je pense notamment à la douzaine de biddies que je m’étais procurée une heure avant. Je suivis donc Chetan (son p’tit nom) et optais pour une chemisette (manches courtes, désolé) tout ce qu’il y a de plus traditionnel, avec un matériau composite qui ne se froisse pas. Col simple, boutons en nacre (vu le prix payé, ce point reste en débat), bref j’ai fait dans la simplicité. A cet instant, je pensais que ça me ferait ni chaud ni froid.
Hélas, l’intérieur du magasin de Chetan m’avait scié : c’était certes étroit, mais l’échoppe courrait sur une quinzaine de mètres de profondeur. Sur les murs, des rouleaux de tissus qui ne demandaient qu’à être touchés. Non, ces textiles appelaient le client à les soupeser, à tester leur élasticité, à méticuleusement scruter la régularité des motifs, à les poser sur le bras nu et moite pour sentir l’alchimie avec la peau, à les humer, à brûler une fibre aux fins de savoir si c’est bien de la soie, à s’esbaudir face à des croisements de couleurs qui rendaient différemment selon la distance d’observation, à s’enrouler dedans en poussant un ronronnement pré-orgasmique. J’étais fasciné. Je voulais toutes les essayer, les porter, parader avec, les accrocher à mon cou et courir sur Orchard Road à l’instar d’un superman d’hypermarché, voire faire l’amour dessus.
Bref, j’ai promis à Chetan de revenir. Avec une poignée d’amis.
Le client est un roi sous ecstasy
[Interlude]
Je dois confesser que, à ma décharge, je ne suis pas tombé dans le pot de confitures par hasard. Avant de séjourner en Extrême-Orient, j’avais un business-plan plus ou moins bien établi. Le constat ? Ma penderie était, question bon goût et douce harmonie, située entre une manifestation menée par un leader d’extrême droite et l’état de vos toilettes un lendemain de repas de noël. La solution évidente ? Bazarder toutes ces merdes où les tee-shirts de listes BDE côtoyaient caleçons troués et jeans délavés. La solution intelligente ? Tout amener à Singapour, et se débarrasser progressivement de ces antiques vêtements à mesure de leur remplacement.
Le deal était alors simple : dès que je partais dans un pays de l’ASEAN, je laissais mes anciennes fripes aux associations ou directement à l’habitant. Je garde encore un souvenir ému de cette petite Philippine à qui j’ai laissé le tee-shirt que je portais ; surtout la voir repartir, guillerette, avec l’inscription « HEC Enculé » sur son nouveau vêtement. Puis me procurais des trucs pas trop vilains qui pourraient être portés en Europe. Si la balance était largement « excédentaire », je réexpédierais au pire le fruit de mes caprices dans un conteneur à destination du Havre, puis transbahuterais le tout dans ma voiture une fois de retour en France. Je n’avais jamais visité cette ville, et trouvais que c’était une bonne excuse pour y remédier.
[Fin de l’interlude]
Revenons à ce bon Chetan. On y est en effet retournés, à trois cette fois. Me sentant nettement plus à l’aise, je me fis plaisir avec un pantalon en coton léger, couleur blanc vanillé, qui donne l’impression de ne rien porter. D’ailleurs je l’ai mis avant d’écrire ces lignes, et j’ai toujours autant l’impression que mes glaouis prennent l’air, c’est dire comme c’est de la bonne came. De même, j’avais commandé deux chemises relativement sobres, manches longues, afin de d’être en mesure de dragouiller au Raffle’s Hotel sans immédiatement me prendre un vent.
La troisième fois fut la meilleure. Non pas parce que j’ai pu récupérer mes deux chemises commandées et me rendre compte qu’un polyester bien traité pouvait laisser passer l’air et que le bleu pétrole m’allait divinement lorsque cintré, mais parce que notre bon Chetan nous a donné l’adresse de son cousin, tailleur, à Johor Bahru.
Johor Bahru.
La première ville malaisienne à la frontière avec Singapour. A quelques heures du centre-ville de cette dernière en car. Un car au départ toutes les heures en moyenne. Des gens qui commutent et habitent en Malaisie. D’autres qui partent, les valises vides. Les mêmes qui reviennent, avec deux fois plus de valoches pleines à craquer – oui, y acheter des valises est une affaire en soi. Les mêmes échoppes et tailleurs à perte de vue, mais avec les prix malais. Pour une vingtaine d’euros les trois chemises taillées à Singapour, les prix de Johor Bahru faisaient qu’avec cette même somme vous pouvez espérer négocier une quatrième.
Mais attention, il convenait de marchander avec la plus extrême prudence et courtoisie. Ne surtout pas indisposer l’artisan qui, gavé par votre comportement de petit épicier du dimanche, mettra moins d’entrain et d’amour à vous conseiller les meilleurs tissus et à s’appliquer pour que ceux-ci retombent, avec le naturel le plus soyeux, sur vos épaules musclées. Personnellement, je préférerais avoir affaire à ma tigresse après qu’elle ait visionné un porno où je suis l’acteur principal (et sa meilleure amie en guest star) qu’un tailleur asiatique qui se sentirait floué.
Bref, notre premier voyage à Johor B. fut placé sous le sceau du tourisme vestimentaire. Un quart du weekend fut en effet consacré à rendre visite à de nombreux tailleurs, prendre leurs cartes de visite (et y inscrire leurs prénoms dessus), comparer les cotons, soieries, nylons et draperies, et se rencarder sur ce qui fera la mode. Si ça vous intéresse, le reste du séjour a consisté à boire de la Tiger Beer dans les salles d’arcade – je vous parlerai un autre jour de la technique pour faire péter le score au jeu du marteau au cas où votre copine est à vos côtés.
Cette ville frontalière est progressivement devenue notre point de ralliement du weekend lorsque nous ne partions pas dans une destination plus lointaine. A chaque nouvelle escale à J.B., le temps destiné à la visite des tailleurs grignotait celui dédié aux autres loisirs.
Oui, on commençait à présenter les premiers symptômes propres à tout junky en devenir. On en venait à oublier ce qui fait le charme de ces contrées dont les temples et musées restaient infoulés [cet adjectif n’existe pas] de nos pieds. Quand cinq potes préfèrent errer dans les rues à mater des fringues plutôt qu’aller en boîte de nuit, y’a comme une ébauche de malaise non ? Surtout lorsque :
1/ la boîte de nuit en question accueille à bras ouvert les Européens, trop rares ;
2/ le ratio femmes/hommes est de 3 à 1 ;
3/ La moitié des nanas y sont dans le cadre d’un enterrement de vie de jeune fille ;
4/ L’autre moitié veut seulement se dévergonder loin de leur famille ; et
5/ Le sol est jonché de tickets de consommation non utilisés.
Le problème n’était pas vraiment d’ordre pécuniaire, on n’était loin de se ruiner. Le plaisir ne venait pas tant dans l’acte d’achat que de parler de ce qu’on allait se faire couper. Quatre/cinq jeunes hommes discourant sur ce qu’ils avaient en tête de faire faire, la dopamine était allègrement libérée dans le cerveau lorsque l’un d’entre nous expliquait, par le menu, à quoi ressemblera sa prochaine chemise.
La comparaison avec l’attitude d’un addict ne s’arrêtait hélas pas là. Déjà, on aimait faire tourner les noms des tailleurs que l’on rencontrait. Un quidam écoutant discrètement nos conversations aurait juré qu’on échangeait les noms et bons plans de nos dealers respectifs. Acheter un porte carte (gros format) s’était alors naturellement imposé. J’avais des dizaines de références, des cartes de visite bariolées sur lesquelles j’écrivais les informations personnelles du tailleur et la teneur de nos dernières conversations. Je les triais par placement géographique : en premières pages, ceux qui sévissaient à Singapour, répartis selon la distance en métro depuis chez moi. En dernières pages, les commerçants de Johor Bahru regroupés par rue.
Ensuite, on terminait chaque pérégrination par ce mantra que tous connaissent : « punaise, c’est la dernière fois que je me fais couper une [chemise sans manche avec double poche] / [futal en soie coupe treillis] / [etc.] ». J’espérais que c’était une passade, une lubie passagère dont nous aurions ri plus tard. Cependant, cette parenthèse prenait le pas sur le récit de notre long séjour jusqu’à l’occulter. Chaque vendredi soir, au bar de l’université, nous ne mettions pas plus de dix minutes à savoir comment les deux prochains jours allaient être occupés.
Chaque dimanche soir, à la station de car de Singapour, nous avions des têtes de gueule de bois (sans alcool, un exploit) et un arc en ciel mettait nos cœurs sens dessus-dessous : la honte d’avoir perdu une vingtaine d’heures à mettre au point LE vêtement qui égaierait notre semaine, mais le plaisir de le savoir dans le sac à dos, prêt à être repassé et fièrement arboré.
Ensuite, nos conversations tournaient également autour de nos achats et leur articulation aves l’environnement singapourien. Car il ne s’agissait pas de discourir sur les mérites du nylon teinté par rapport à la soie de Peschawar, notamment le rapport qualité/prix. J’ai des souvenirs assez précis de débats enflammés sur la corrélation la plus adéquate entre le textile et la couleur eu égard le climat de Singapour. Un des participants s’improvisait alors juge de paix et notait scrupuleusement, sur la nappe du restaurant, les arguments de telle ou telle partie – visibilité de la transpiration, gestion par le tissu du choc thermique extérieur humide à 90%/intérieur sous climatisation, qualité de l’évaporation de la sueur, maintien ou non des odeurs, résistance à une lessive à 60°, résistance à une pression de six kilos (grossièrement, la force d’une japonaise sous MDMA tentant d’arracher la chemise), etc.
Il nous arrivait même de choisir nos cocktails en fonction de ce que nous portions, l’alcool étant totalement inféodé à l’habit. L’acmé de mon égarement fut de faire tailler une chemise rose foncé avec quelques discrets liserés verts afin qu’elle s’accommode avec le Singapore Sling, une de mes boissons préférées – j’invite le premier qui me dit que c’est une boisson de pédé à en boire une demi-douzaine d’affilée et arriver à bander deux heures après. Nous étions terriblement tristes à entendre, à peine si nous interrompions nos argumentaires pour donner une note à un petit boule qui passait au loin.
Au moins, nous étions beaux à voir. Évidemment, cela n’a pas duré.
L’engrenage : le tailleur qui ne sait pas dire non
Ce n’est qu’au bout du troisième mois que j’ai osé formuler des demandes peu conventionnelles. J’avais déjà fait de la merde en faisant confectionner des chemisettes avec des couleurs incertaines, toutefois la météo le justifiait amplement. J’ai mis un certain temps à déceler la profonde motivation lorsque j’ai entrepris de demander des habits plus que douteux. Je pensais vouloir faire marrer mes camarades, alors que j’étais simplement désireux d’être visuellement unique.
Au surplus, le tailleur à qui il est demandé de couper une tenue infâme a la mauvaise idée de fermer sa gueule. Il pourrait aviser l’Occidental en perte de repères, lui déconseiller de porter une chemise qui ne descend qu’au niveau du nombril, émettre des doutes (fermes mais courtois) sur un froc jaune canari couplé à des pattes d’ef’ ou dissuader de placer 6 poches à sa liquette (oui, SIX). Sauf qu’il n’en fait rien. Se contente de prendre la commande, sans sourciller, comme si le premier ministre singapourien lui avait fait, la veille, la même requête. Son client est roi, et le roi est ici un âne beurré qui viole les conventions vestimentaires les plus élémentaires.
Premièrement, j’étais fermement décidé à utiliser des motifs et des couleurs dont Mère Nature en personne n’a pas osé reproduire. Pantalon jaune moutarde ou vert fluo, jaquette crème avec intérieur rouge carmin, j’étais en mesure de vous refiler une migraine en un temps record. Le sacrosaint col mao assorti des manches longues à un seul bouton, avec moi celui-ci se transformait en ignoble chose pimpante qui aurait plus sa place dans une boîte gay à San-Francisco qu’à une réunion du parti communiste.
Je me gavais tellement de coloris improbables que j’ai même tenté de faire l’inverse. La couleur est-elle si nécessaire d’ailleurs ? Pourquoi ne pas tendre vers la transparence chère à nos démocraties occidentales ? De quoi aurais-je l’air avec une chemise au tissu si éthéré que mes poils du torse seraient discernables, et permettrait à mon interlocuteur de savoir, outre quand ils pointent, la couleur de mes tétons ? Je ne préfère pas vous donner la réponse.
Deuxièmement, j’ai poursuivi dans ma quête de l’horreur pure en sollicitant des coupes et des formes pour le moins originales, sinon franchement inappropriées. Il n’était alors question que de dosage et de perfection dans la dégueulasserie. Car il ne suffit pas de porter quelque chose de mal taillé ou franchement déplacé, il fallait que, dans un certain sens, la coupe soit personnalisée et parfaitement adaptée à ma morphologie. Que la difformité ne prenne toute sa mesure uniquement sur ma modeste personne.
Et je n’étais pas mécontent du résultat. Jugez plutôt : chemise serrée dotée de manches larges, coupe droite (limite arrondie) avec un col furieusement resserré, jean en flanelle de Bangalore en forme de V (petit mollet, grosses cuisses), j’étais à la pointe de l’irréalisme textilé. Certes je n’osais pas aller à la National University of Singapour ainsi vêtu, toutefois 19 heures passées le félin se transformait d’étudiant modèle en une incompréhensible apparition qui défiait les lois de la mode.
Troisièmement, et fin du fin, j’ai cherché à atteindre le nec plus ultra de la décadence visuelle en faisant en sorte que la forme et la couleur soient en parfaite inadaptation. Et faire montre de très mauvais goût n’est pas si aisé. Tout n’est que disharmonie, et concevoir un haut et un bas où absolument TOUT va de travers n’est pas donné à tout le monde. Je croyais naïvement que présenter un horrible mélange des genres (pantalon classieux vs. chemise de touriste australien ; chemise surcintrée sans manche fuchsia vs. braies bouffantes) suffisait. Ce n’est pas le cas. Il convient de trouver l’exquise alchimie qui transforme un « beurk ça ne va pas bien ensemble » en un puissant « stop ! ça ne peut pas être plus horrible !. Et, croyez-moi, c’est plus subtile que prévu.
Le dérapage fut complet dès que j’ai découvert qu’on pouvait placer ses initiales ou son nom sur le vêtement. Une douzaine de lettres au plus moyennant une modique somme. Brodées par un tailleur qui ne bite pas le français. Qui ne vous juge pas. Qui s’en bat les steaks de toute façon. Je vous laisse imaginer le genre de conneries que j’ai pu demander. Des chemises estampillées tigre, jesucepourunmars, embrassemoi, JacquesChirac2012, jesuistonpère, 06*** (le numéro de votre serviteur), etc. Ma plus belle réalisation fut de commander deux chemises identiques (noires, col italien et épaulettes rigides) avec escalope salade brodé sur l’une et escalade salope sur l’autre. Putain, qu’est-ce que j’ai pu me pisser dessus. Ne me jugez pas hâtivement. J’étais jeune.
Conclusion de l’expérimentation vestimentaire
Cette première partie m’a permis de prendre conscience de quelque chose de fondamental : l’Asie tend à révéler votre vraie nature. Et la mienne est naturellement féline : ne pas savoir s’arrêter, la curiosité m’incitant à expérimenter ad nauseam. Physiquement je commençais même à me comporter tel un chat, à savoir sursauter comme un con lorsque je m’apercevais dans un miroir – faut dire qu’ainsi habillé j’étais devenu méconnaissable.
Les psychologues parlent plutôt du désir refoulé de retourner dans un état enfantin primaire, à savoir l’époque bénie où mes parents m’habillaient comme le valet de pique (celui qui est moche) sans que je puisse m’y opposer. Conneries.
Quoiqu’il en soit, j’étais bien mal parti.
Je me disais que ça ne pouvait difficilement être pire.
Con que j’étais.
Car c’était sans compter un séjour prolongé à Hong-Kong. Une vraie boucherie. Le pote qui m’y a accueilli m’en parle encore avec des frissons dans la voix. D’ailleurs, il aimerait bien prendre le clavier et formuler, à sa manière, le déroulement de ce séjour. Je propose qu’on lui laisse la parole pour le prochain billet qui s’intitulera « tournée des tailleurs à Hong-Kong ».
Je préfère vous prévenir, c’est un sino-américain. Son phrasé est sensiblement différent de celui du Tigre, il n’est pas exclu que ça pique légèrement la rétine. Voici son texte en lien.