Un internaute et un ami un peu chiant m’ont demandé comment je classe certains des illustrés que je résume. Particulièrement les romans graphiques. Ma réponse habituelle, savoir « au doigt mouillé connard », n’a pas hélas tenu bien longtemps. En fait, cette question est aux fanas de bouquins ce que l’affaire Dreyfus est à deux Français du début du 20ème. Une discussion sans fin.
Différents formats pour un illustré ?
Ce billet n’a pas pour objet de remplacer un cours sur le marketing du livre (UV que j’ai déjà suivie dans le cadre d’un énième master par correspondance), mais seulement le compléter avec la subjectivité qui manque tant dans nos universités.
La question est, in fine, la suivante : à partir de quel moment suis-je en présence, non d’une BD, mais d’un joli roman graphique ? Quand est-ce que plusieurs grains de sables forment un tas ? A partir de quel moment Muriel Robin n’est plus drôle (ah non, ici la réponse est facile) ?
D’un côté, on a la bonne vieille bande dessinée d’obédience francophone où nos amis belges se sont particulièrement illustrés. Pendant longtemps celle-ci était reconnaissable entre mille : gros format bien cartonné et jauni (était-ce déjà le cas lors de la sortie de l’imprimerie), entre 40 et 50 pages au compteur, bref c’était clair. Et ça coutait 30 Francs grand max, quel bonheur.
De l’autre côté, le fameux roman graphique (ci-après RG, même si cette tarlouze d’Hergé n’a jamais versé dans cet art) dont j’ai bien l’impression qu’il débarque des États-Unis. Aux States, quand ce n’est pas un comics avec un héros un poil monomaniaque qui se déguise comme une pétroleuse un soir de carnaval, c’est plus ou moins un roman graphique. Du moins c’est ce que Bill m’a dit, accoudé au comptoir d’un bar routier sur la route 40, pas loin d’Amarillo.
Je ne vais pas vous faire un cours d’histoire (d’autres sites s’en chargent mieux que Le Tigre), toutefois j’estime que le problème principal est que les éditeurs « classiques » de BD ont, à plusieurs reprises, tenté de s’introduire sauvagement dans ce que j’estimais être la crème de la crème des illustrés. On change deux-trois choses ici et là comme les thèmes (la SF fait une entrée en force dès les seventies) ou le format général – l’éditeur L’Association par exemple, responsable de sévères maux de tête quand je tente de ranger leurs productions.
Enfin, la question subsidiaire pourrait être : si la BD casse régulièrement les codes qu’on lui attache habituellement, cela ne signifie-t-il pas la fin de cette dénomination vers un nouveau genre où l’appellation « roman graphique » serait bien trop large ? On n’y est pas, et franchement à ce stade de réflexion je préfère faire comme si je n’étais pas là. Puisque je n’ai que 1.200 mots de dispo, revenons aux basiques.
Quelle est la frontière entre une bande dessinée et un graphic novel ?
Le Tigre est un grand maniaque et aime que tout soit bien carré. Même ses démonstrations. Voici donc quatre paramètres auxquels je m’attache régulièrement, plus ou moins par ordre d’importance.
1/ La taille [ou le respect de la bibliothèque du Tigre]
La BD, c’est grosso merdo du 29×22 centimètres. Du beau format A4 royal et sûr de lui, même si une amie me dit que les « planches » qu’elle gribouille lors de ses longues soirées d’hiver sont en format A3. J’ai compris tardivement qu’elle réduisait de moitié par la suite.
Voili voilà, dès qu’on dépasse ce format (souvent en plus petit) je me dis que potentiellement je tiens un RG entre mes griffes. Mais attention ! Un graphic novel peut se travestir et sournoisement adopter une taille très BDesque. Je pense notamment à ce petit cachottier d’Andreas, qui avec ses Rork a pondu quelque chose de très grand format. Toutefois le dessin est tellement majestueux, et le scénario déluré, que c’est forcément un RG.
A l’inverse, sachez repérer les « mini BD », ou réédition à petit format dont le prix est proportionnel au foutage de gueule de l’éditeur vis-à-vis du lecteur (Canardo et Tintin en ont fait l’objet).
2/ Le nombre de pages [au-dessus de 50, j’achète !]
Je ne sais pas pour quelle obscure raison les BD que je lis accusent 44 (ou 48) pages au compteur. Sûrement les paramétrages d’usine des imprimeurs. Les Spirou, Lucky Luke, sérieusement je n’imagine pas le stress de l’auteur à finir son histoire dans un nombre fini de pages. Déjà que j’ai du mal à faire une présentation de dix minutes en moins de dix-huit, je respecte infiniment ces laborieux du dimanche qui parviennent à trancher dans le vif.
Quoiqu’il en soit, dès qu’on dépasse la centaine de pages, je suis sûr que ce n’est pas une BD. Faites quand même gaffe, il y a les intégrales qui tentent souvent de faire le forcing. Celle de L’Incal, peu importe comment celle-ci est génial (ou Les Technopères), c’est bien plus de 300 pages, mais ça file sans ménagement au rayon BD !
Et l’inverse ? Des romans illustrés peuvent faire 60-70 pages toutes mouillées, pourvu que le format ne soit pas du « bande dessiné cartonnée » et que ceux-ci remplissent la condition de la partie suivante. Escapo, de Paul Pope, en est un redoutable exemple.
3/ Le sujet traité [sex, drug & whores : graphic novel ?]
Si le nombre de pages et le format font montre d’une certaine bâtardise, il peut être utile de se reporter à l’histoire. Les graphic novels ne sont guère connus pour verser dans le Kawaï (sauf Boulet, à la rigueur) et les amours déçues d’une collégienne dotée d’un inquiétant taux de sébum. C’est plutôt pour adultes, entre intimisme (C’est un oiseau…, par exemple, bien que traitant de Superman) et délire complet (3 secondes).
C’est hélas un souci supplémentaire, par exemple quand je me prends à résumer Block 109 : le premier opus, noir et violent, s’inscrit parfaitement dans la lignée des romans graphiques comme on en trouverait dans Métal Hurlant…sauf que les trois tomes qui ont suivi ont tout d’une BD. Le sujet est le même, alors que faire ? (la bonne réponse, ici, veut que je prenne en compte le format)
Même souci avec Quartier lointain ou d’autres oeuvres de Taniguchi. Ses histoires, envoûtantes, pourraient être chiantes pour un ado fondu de manga. Cela n’a pas la taille d’un format, et ça ne se lit pas à l’envers ! Ce serait donc un roman graphique, seulement comme je ne résume que relativement peu de mangas, je ne vais pas réduire une catégorie déjà aux abois. BD japonaise = manga, sans possibilité de surclassement (alors que je me le permets avec les BD coréennes).
4/ Le ou les auteurs (voire l’éditeur) [Zep, auteur d’un roman graphique…hum]
Quand j’ai un doute aussi gros que mes chevilles, il m’arrive de regarder la bio de l’auteur pour savoir dans quel genre il verse. Certes la solution du néophyte, mais à bien réfléchir c’est la plus cohérente dans le temps. Et puis il est doux de sanctionner, à de multiples reprises tentant de s’adresser à un lectorat plus mature en lui rappelant qu’il est surtout connu pour ses succès dans les cours de récré (hein Zep ?).
Enfin, il est un indice qui peut faire l’ultime différence. Un illustré, normalement, est conçu par un scénariste et un illustrateur (voire un coloriste qui tape l’incruste). S’il n’y a qu’un seul auteur crédité, il n’est pas impossible d’être en présence d’un authentique artiste indépendant qui a travaillé, seul, son petit projet avant de le porter à l’attention de la populace admirative. Michel Rabagliati, Gerry Alanguilan ou Joe Daly sont de cette race (en ai plein d’autres en stock). Roman graphique donc.
Conclusion graphico-logique
Le Tigre, non sans gourmandise, avoue avoir abordé le sujet avec un postulat : la BD, comme une catin abandonnée au Bois de Boulogne, tend à vouloir être une fille (ou un homme) de joie un peu plus classe. Car il s’agit, selon moi, de s’élever d’une catégorie et devenir un roman graphique. Ce dernier s’abaisserait à devenir une vulgaire bande dessinée. Ce point de vue peut être contesté.
Mais surtout, et là je sais être dans mon bon droit, il appert que la réponse dépend d’un subtil équilibre où un insigne détail peut faire basculer une œuvre dans une des catégories. Quant au numéro du Sutra (#57), 1857 est l’année de naissance de William Blake, un des premiers artistes qui a eu l’idée de créer des objets littéraires où les images sont inséparables du texte.
Gloire à lui.
Ah tiens, vous classez Rabagliati dans le roman graphique? Curieux…
Oui, c’est tellement larmoyant et « 3615 my life » que les qualifier de BD me donne quelques boutons sur la queue.
Larmoyant pas tous mais j’ai souvenir que vous n’avez lu que Paul a Quebec et celui-la est très clairement le plus triste de toute la collection.
Apres c’est sur que c’est autobiographique et souvent un peu nostalgique mais bon… j’aurais pas dit larmoyant.
Et le format evidement n’est pas a prendre en compte. Le Quebec n’a pas un contact tres fort avec la BD franco-belge et tente de se detacher des comics americain et du coup se cherche un peu un format a lui. A ma connaissance ils n’ont pas encore trouve. Le format depend de la collection de publication a moins que la BD soit carrement publie chez un editeur francais et dans ce cas on retombe dans le format franco-belge.
« L’association » se présente pourtant comme un éditeur de bandes dessinées mais pond des RG. Le format, l’indépendance de la maison jouent beaucoup.
Sinon, j’ai aussi « Paul a un travail d’été ». Je crois que c’est encore plus chialant, surtout à la fin. Faut que je me procure les autres d’ailleurs.
Chialant sonne très péjoratif.
Si vous avez aime, il faut dire « plein de tendresse » ou « émouvant ».
Bon ensuite, de ce que je voulais dire c’est que finalement ce qui différencie la BD du RG c’est que le RG sort du cadre général de la BD et s’affranchit de la norme. Le truc c’est qu’il n’y a pas (encore?) de norme de la BD québecoise! La plupart des auteurs de BD québecois se font éditer en France, comme Loisel, Lamontagne ou Djief…
N’étant hélas point spécialisé en BD québécoise, j’ignore comment ils estiment leurs titres. Définitivement pas du comics, c’est sûr. « Chialant » n’est pour Le Tigre guère péjoratif, mais infiniment affectueux. D’autant plus que cet adjectif ne doit pas exister. Sinon j’aurai plutôt dit « pompe à larmes », « bouleversifiant », voire « glurge ».
Pour information, le nombre de 48 pages se justifie par l’utilisation lors de la reliure de 4 cahiers de 12 pages (certains éditeurs réduisent les coups en publiant carrément 3 cahiers soit 36 pages, mais il faut vraiment aller chercher dans le fond du panier).
Mais pourquoi 12 pages alors? Car cela doit être un multiple de 4 (prenez une feuille, pliez en deux, vous avez 4 pages), et de la bonne épaisseur.
L’album de 48 pages est donc justifié avant tout par des contraintes budgétaires lors de la fabrication (on s’en doutait), et il est beaucoup plus facile de procéder ainsi que de faire du hors cadre avec des nombres de pages aléatoires aux proportions barbares.
Merci pour la précision, je m’en doutais un peu, surtout que le 12 reste le numéro préféré du Tigre ! La première page doit être reliée à la 48ème, la deuxième à la 47ème, le tout coupé au milieu dans le sens de la largeur, et envoyez c’est pesé. Les prix qu’atteignent les BD aujourd’hui semblent du coup encore moins justifiés