Sutra au titre clair et concis, Le Tigre s’apprête à traiter un épineux sujet. Again. Au cas où certains lents d’esprit ne l’auraient pas compris, quand je dis « lire », je parle de littérature (et pas d’un journal ni de son mobile, sauf s’il y a un roman dessus). Et « écouter » de la musique, pas une conférence ni un podcast d’émission en mp3. Allons-y.
Musique et littérature ?
D’où me vient cette idée ? Je n’insulte jamais l’avenir et me prépare souvent au pire. C’est pourquoi, dans la maison de l’arrière-grand-père (qu’on appellera ensuite Hamilcar), le jeune Tigre fouillait régulièrement les recoins lors des longs week-ends dans la baraque du vieux..euh, de pépé Hamilcar. Seul, j’effectuais un large inventaire des biens et possessions du lieu en vue de savoir quoi récupérer de valeur mieux connaître mes origines au cas où l’ancêtre clamserait plus vite que prévu.
Une vraie caverne d’Ali Baba. Non, mieux ! A mes yeux le grenier du vieux me semblait être l’entrepôt de l’Atlantide avant qu’une marée de fort coefficient vienne y foutre le daroi. Il y avait de tout : des courriers en lettres gothiques écrits par une certaine Mme « Kommandantur » ; quelques revues style Échos des savanes, Playboy ou Lui, ce dernier magazine m’ayant procuré d’humides émois avec quelques planches de Manara ; une femme dénudée, d’apparence asiatique et en ivoire (j’ai appris plus tard que c’était l’usage, par pudeur, dans les cabinets médicaux japonais) ; de grosses sucettes en fer blanc que je mâchonnais (en fait des prothèses de hanche prélevées avant incinération…), et tutti quanti.
Et soudain, le 12 février 1989 vers 16h33, un vieux parchemin attira mon attention. N’y comprenant goutte mais supputant que celui-ci me sera d’une grande utilité d’ici une quinzaine d’années, je le substituais en le rangeant dans mon carnet de devoirs. J’étais de toute façon fermement décidé à ne pas ouvrir ce dernier de la semaine. Ce geste en d’apparence anodine est tout bonnement la pierre angulaire du présent Sutra. C’est pourquoi, chose assez rare sur ce blog, je l’ai reproduit dans son intégralité :
Ce schéma rejoint bien ce qu’on sait du CV d’Hamilcar : éminent et meilleur neurologue du pourtour de Nevers (des mauvaises langues disent encore « parce que c’était le seul »), boucher à ses heures (pas en tant que soldat), personnellement responsable de la hausse de la natalité de trois départements, bref un homme complet et donc accompli. A une période où on pouvait inventer de tels titres non reconnus par l’Académie de médecine, il arrivait à l’arrière-grand-père du Tigre de coucher sur papier ses remarques les plus pertinentes en matière de neurosciences.
Pourquoi écouter la zik’ avec un roman en main ?
Pourquoi ce dessin, et comment l’interpréter ? D’abord, questionnant le voisinage de pépé, il s’avère qu’il passait le gros de son temps à faire des expériences in vivo (comme dans L’Homme terminal de Crichton) avant de disséquer les cervelles des truies de sa bétaillère. Et ce au lieu de les vendre à la foire bimensuelle de Saint-Eloi, ce qui causa quelques difficultés financières. Peut-être a-t-il hâtivement étendu à la race humaine ses premières constatations, mais Le Tigre se reconnaît dans le parchemin.
En effet, la description est sans appel. Sachant qu’on ne peut mobiliser qu’une partie de son cerveau à la fois, les zones « lire » et « écouter de la musique » n’ont hélas aucun point commun. C’est soit l’un, soit l’autre, point barre. Pépé Hamilcar, sublime philanthrope (quoique misogyne…) devant l’éternel, a également compris que la fonction reproductive occupe une place prépondérante, pour ne pas dire reptilienne, dans notre processeur humain. C’est ainsi que lire en copulant ou se palucher (tutoyer le capuchon pour les ladies) allègrement en lisant Chambre 121 reste parfaitement possible. Comme faire l’amour avec de la musique en fond de toile.
Toutefois, je sentais qu’il y avait quelques lacunes dans cette illustration dont je m’étonnais qu’elle ne figurasse point dans le dictionnaire Larousse médical de 1930. Certes je ne peux en général parcourir les lignes d’un délicieux ouvrage soigneusement sélectionné avec de la musique autour. Mais ma propre expérience empirique, confirmée par un personnage dont je n’osais remettre la parole en doute (on ne voyait que trop rarement arriver la taloche du vioque mécontent), ne suffisait pas à faire taire mes doutes.
Tout d’abord, il m’est arrivé (à mon insu) de boucler quelques chapitres avec la radio entendue dans certaines stations de RER, voire en plein wagon à côté d’un accordéoniste qui n’a rien à envier à VGE. Ensuite, plusieurs connaissances m’assènent régulièrement lire avec les écouteurs à fond les ballons. Enfin, pourquoi l’Homme qui d’habitude est multitâche renâclerait face à une telle configuration ? Lire ou écouter de la musique, voici comment ne pas avoir à faire ce choix.
Comment lire avec des écouteurs dans les oreilles ?
Puisque le sujet est « lire en écoutant », et non l’inverse, c’est sur l’écoute qu’il va falloir travailler. Celle-ci doit s’adapter à la lecture, activité qui à mon sens est bien plus vorace en ressources intellectuelles. Après de longs débats avec ce que l’Europe fait de mieux dans le domaine des lecteurs tout-terrain, voici les enseignements du Tigre :
Primo, l’intensité sonore. A partir de 69 dB (grosso merdo une salle de classe mal tenue par un professeur correctement dépassé) c’est trop, la musique va prendre le pas sur le reste. Celle-ci doit être un bruit de fond, la musique d’ascenseur de vos lectures. Supprimer les interférences extérieures, oui ; interférer avec le livre, non. En plus, c’est mauvais pour vos tympans. Tous ces jeunes à mèches avec leurs énormes casques qui passent de la tektonik, laissez les profiter de la vie : à quarante piges, ils pourront même plus entendre leurs femmes simuler un orgasme.
Secundo, il est indispensable d’écouter des morceaux que vous connaissez bien. Représentez-vous un peu la scène sinon : vous vous mettez un nouveau live electro de Miss Kittin dans les oreilles, les premières minutes se passent plutôt bien et votre doigt tourne les pages à un rythme satisfaisant. Et soudain, remix sublime d’un morceau de new-wave. Un truc inconnu de votre esprit, des mélodies aguicheuses faites de boîtes à rythmes mélangées à un vieux synthé retapé par les bons soins de la DJette.
Et oui, vous venez de subir une embuscade sonore. « Hummm, c’est fresh ça, ai bien envie de savoir ce que c’est ! En attendant, j’augmente le son comme un sagouin » : voilà ce que vous vous dites (plutôt que mettre pause et attendre la fin du trajet). La musique devient prioritaire, par sa facilité due à la passivité votre bouquin sera abandonné comme un fidèle clébard le premier jour des vacances sur la première aire d’autoroute. Triste.
Afin de se garder d’un tel désastre, Le Tigre vous conseille (avec insistance) de programmer des tubes que vous maîtrisez : pas de surprises, que de la routine. En sus, si vous êtes vraiment au top, vous saurez quand le rythme s’apprête à monter (ou baisser), et ainsi vous anticiperez votre vitesse de lecture. Si en outre vous vous forcez à terminer un chapitre avant le quatrième refrain, que demander de plus ?
J’avais fait peu ou prou la même remarque concernant les voyages en transports en commun : si vous découvrez le paysage au lieu de le voir défiler pour la centième fois, il y a fort à parier que vous lèverez plus d’une fois votre nez de l’ouvrage.
Tertio, même si vous connaissez bien le morceau, évitez autant que faire se peut les titres musicaux excessivement chantés (les titres à textes). Imaginer la catastrophe : les rimes faciles de Bénabar en lisant un livre de Stephen King ; les niaiseries de Carla Bruni en parcourant la prose de Dan Simmons ; la voie néodéprimée de Raphaël en tournant les pages d’un Canardo, vous n’arriverez plus à prendre vos auteurs préférés au sérieux après ça. Pire, il y a un risque non négligeable de mélange !
Niet. A partir d’un certain « intellectualisme », les couplets sont des invitations à écouter (et non plus entendre), voire comprendre et savourer les bons mots du troubadour. Concurrence exacerbée entre les lignes lues (que souvent on subvocalise) et les conneries murmurées (ou criées) par le chanteur. Or votre cerveau (donc l’attention) n’accepte, à partir d’un certain seuil de concentration, que les monopoles. L’astuce consiste à passer de la musique en anglais, l’auditeur francophone moyen abandonnant très vite tout espoir de traduction simultanée.
Conclusion en mi dièse
Si la dernière partie peut vous sembler un peu faiblarde par rapport à la fable familiale que Le Tigre a concoctée, c’est parce que je m’efforce de ne jamais écouter de musique en lisant. Dans d’autres Sutras, je parlerai des écrivains qui indiquent ce qu’ils écoutent en écrivant, et quel type de musique écouter selon l’auteur.
Sempiternelle conclusion de la conclusion, pourquoi le Sutra #54 ? Référence musicale oblige, Le Tigre a tout de suite pensé au Studio 54, célèbre discothèque new-yorkaise qui a sévi entre 77 et 86. Drogues, sexe débridé, cette boîte est un peu à la musique ce que les Sutras sont au conseil littéraire : réservés à un public rare mais d’exception, endroit où la désinhibition est complète, bref la crème de la crème. Heureusement que Le Tigre n’a pas de chevilles.
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