« Cher Tigre, nous t’adorons car comme nous ton physique (trop félin) t’a souvent joué des tours. Tu pourrais, s’il te plait, écrire un billet sur les livres qui ne ressemblent pas aux autres et sont pourtant bons ? On serait content comme tout. Igor & Grichka B. PS : on te sait peu porté sur la fantasy, aussi on n’a pas jugé utile de t’envoyer nos publications scientifiques. »
Douze choses qu’on ne lit pas souvent
Le numéro de ce chapitre est un clin d’œil à mes amis germanophones. IW comme Irgendwas, qu’on traduit simplement par « n’importe quoi ». En effet, il m’est souvent arrivé, en ouvrant un livre, de remarquer que celui-ci est différent. Comment dire ?…y’a un truc qui cloche.
Cet élément « dérangeant » peut concerner le fond du roman, comme une narration erratique ou un sujet que personne n’a osé traiter. Mais c’est surtout sur la forme que certains auteurs ont exprimé ce désir de faire différent. Quitte à profondément troubler le lecteur qui n’est plus dans son univers littéraire prévisible et douillet.
Vous remarquerez qu’en plus des Oulipiens, il y a dans ce billet pas mal d’auteurs d’anticipation sociale. C’est normal, sortir bruyamment des clous est un peu leur métier. Et c’est un exercice délicat, car si la qualité narrative n’est pas au rendez-vous, l’auteur peut malgré lui transformer une belle idée stylistique en un travail digne d’un écolier passablement attardé.
Tora ! Tora ! Tora ! (x 4)
1/ Mark Z. Danielewski – La Maison des feuilles
LA référence d’OVNI littéraire, c’est lui. Plus de 600 pages improbables, insupportables à lire parfois, pour une histoire de maison hantée qui finit mal. Mise en abyme, scénarios dans le scénario, nombreuses notes de bas de page qui renvoient à du grand n’importe quoi, typographie chancelante, l’auteur est un grand malade en fait.
2/ Martin Amis – La flèche du temps
Là j’ai hésité entre un « waow » et « beurk ». Le fin mot de l’histoire se révèle assez dur, mais c’est sur la lecture que j’ai souffert : Amis raconte TOUT à l’envers : les actes du héros (sic), les dialogues, plus d’une fois faut lire ce roman dans l’autre sens. Impossible de s’adapter. Pire que A rebrousse-temps, de K. Dick.
3/ Raymond Queneau – Exercices de style
Pas vraiment un roman, plus un essai dans lequel Raymond a montré l’étendue de son talent. Vous prenez une courte histoire (quelques lignes à peine) et la racontez une centaine de fois en changeant de style. Théâtre, formes interrogatives, sensoriel,…Queneau s’est parfois posé des contraintes incroyables.
4/ Marc-Antoine Mathieu – 3 secondes
Marc-Tony offre près de 80 planches constituées de zooms. A raison de 9 cases par page, ça doit faire plus de 600 cases où le lecteur aura la vision d’une particule du lumière qui se réfléchit à tout-va. Si le scénar’ est déconcertant, l’idée graphique a été exploitée au-delà de toute limite.
5/ Georges Perec – La Disparition
« Mais si, regarde bien, tu vois pas qu’il manque quelque chose? » « Un scénario ? » « Euh…oui, mais pas que ça ». Ce chaînon manquant, c’est la lettre E. Le génial Perec a décidé de se passer de cette voyelle qui accuse une fréquence d’apparition dans notre langue de près de 15 %. A noter Les Revenentes (en lien), qui est l’exact inverse. Ou Le Train de Nulle Part, de Michel Dansel, dépourvu de verbe.
J’aurais pu choisir Le Bruit et la Fureur, de Faulkner, où chaque partie est narrée par un protagoniste différent. Toutefois Anima va plus loin : la plupart des chapitres ont comme narrateur un animal (dont la taxonomie scientifique perdra plus d’une fois le lecteur) proche du héros. Terriblement humain, paradoxalement.
7/ Richard Milward – Block Party
Tigre a pris le bouquin, a remarqué qu’il n’y a ni chapitres, ni paragraphes, ni même un petit saut de page. Un monobloc littéraire, pas moyen que je lise ça ! Et bah si, cette fable d’anticipation sociale passe très bien.
8/ Aleister Crowley – Le livre de la loi
Hé hé. Crowley était un grand malade. Aiwass, la déité qui lui a soufflé ce livre de la loi, a demandé à ce que ce soit écrit en lettres de sang. Résultat, l’éditeur a dû opter pour la couleur rouge sur chaque phrase. Fin du fin, le lecteur est supposé brûler le livre après l’avoir lu.
9/ Snyder & Capullo – Batman : La Cour des hiboux
Parce qu’à un moment il faut bien mettre un comics dans ce DodécaTora. Sur le scénario, déjà, Snyder est parvenu à créer un ennemi nouveau, plus enfoui, et qui s’inscrit parfaitement dans l’univers du Bat. Sur la forme, lorsque Wayne est en mauvaise posture, les illustrateurs n’ont pas hésité à construire des cases de travers, voire à l’envers. Devoir retourner un comics dans tous les sens, on me l’avait jamais faite.
Il est normal que le père Douglas fasse partir la forme d’un de ses titres en vrille. Je sentais avec certains romans précédents que ça le démangeait gravement. Résultat, en suivant une bande de geeks borderlines dans une boîte d’informatique, certaines pages ne seront que des pubs (police d’écriture énorme), voire sur quelques pages des milliers de décimales de Pi. Fun.
Cela ressemble à un roman graphique, mais c’est bien plus que cela. L’auteur sud-africain a pondu une chose déjantée, moderne et d’une efficacité comique certaine. Joe D. détruit tranquillement les codes de l’heroic fantasy avec des dialogues à se pisser dessus. En outre, au troisième tome le lecteur aura le droit à près de 15 pages manuscrites (un vieux grimoire retrouvé par un héros) qui dépasse l’entendement. Un délice de fin gourmet.
12/ Guillaume Musso – [N’importe lequel de ses bouquins]
Tigre aime terminer avec une dernière blagounette, même de mauvais goût. Vous prenez un bouquin de cet auteur, et là vous vous apercevez qu’il a écrit le roman à contraintes le plus délicat au monde : 6 verbes, 12 adverbes, 5 adjectifs et 120 noms communs à tout casser, et avec ces ingrédients il parvient à faire un truc à succès.
…mais aussi :
– Survivant, de Chuck Palahniuk. Outre l’histoire qui envoie du lourd, un petit détail unique fait de ce titre un objet culturel qui envoie chier une convention admise : celle de la numérotation des pages. En effet, la première de Survivant est la 365ème (et le chapitre 43), et comme un compte à rebours nous descendons jusqu’à la première page.
– Même topo de numérotation inversée dans la Horde du Contrevent, de Damasio. Une petite tuerie d’aventure avec pas moins de 23 narrateurs qui représentent les membres d’une compagnie destinée à remonter le vent. Un pur bijou.
– C’est un oiseau…, de Seagle & Kristiansen : Je pensais que c’était un comics sur Superman, que nenni ! Plutôt un magnifique roman graphique intimiste sur la relation entre un auteur et son sujet de travail, une sorte de crise d’identité intelligemment illustrée.
– Pas vraiment un roman, plutôt un essai artistique, c’est Une histoire sans mots de Xu Bing. Comme le titre l’indique, y’a que des pictogrammes. Bonne chance.
Je n’ai guère d’autres idées pertinentes (ça viendra), aussi je vais parler un peu cinéma :
– Memento, dont la double chronologie rétro-inversée est superbe. Ai du le visionner deux fois avant de tout saisir. Pas comme Cloud Atlas, que je cherche encore à comprendre.
– En fait Tigre prend un joli pied à visionner des œuvres où nous suivons plusieurs scénarios qui ont plus ou moins de liens entre eux : c’est bien évidemment Magnolia ou Babel, deux classiques du genre. Mais aussi la pépite qu’est The Fountain, d’Aronofsky (sortie en roman graphique avant le film sur volonté du réalisateur qui avait peur de ne jamais pouvoir tourner son idée).
– Enfin Pi, de Darren Aronofsky encore, est un film déroutant tourné en noir et blanc où le héros, informaticien de génie, se fait poursuivre tant par des juifs orthodoxes que des grosses compagnies de Wall Street. Faut au moins le voir une fois dans sa vie.
Mon cher Tigrou,
Même si je vous rejoins sur votre appréciation du Memento de Christopher Nolan, je ne saurais que vous conseiller la version de Francis Lefebvre qui est de mon point de vue bien meilleure.
Au moins douze arcs narratifs qui s’entrecroisent, des flashbacks à profusion faisant le lien entre les différentes parties, bref une narration éclatée dont seuls les esprits les plus avisés sauront saisir la cohérence.
VBD.
Ping : Mark Z. Danielewski – La Maison des feuilles | Quand Le Tigre Lit
Le Tigre serait bien inspiré de ne pas se prendre pour Alain Delon et de ne pas parler de lui à la 3ème personne. Cet artifice a qqch de particulièrement agaçant (et je m’étonne que les dociles commentateurs se plient à cet exercice ridicule…)
Je ne suis, certes, pas obligé de consulter ce blog (qui a malgré tout des mérites) mais je déplore une certaine mégalomanie et, soit sit en passant, il n’y pas matière à cela dans ce que j’ai lu ici.
Quant aux mérites, c’est simplement de parler livres et c’est déjà beaucoup
Salut commequidirait ! [désolé pour le tutoiement à venir]
Pour le père Delon, ne t’inquiète pas Tigre a déjà parlé de sa fâcheuse propension à alaindeloniser (ici : ww.quandletigrelit.fr/a-propos/). Merde, voilà que je recommence. Merci pour les mérites, je fais de mon mieux même si je commence à parler de chats, ce qui est hélas éloigné des bouquins.
Sur la mégalomanie, je suis tout à fait d’accord avec toi, je ne me prends pas pour de la merde, loin de là. Et c’est largement justifié, tu as vu la qualité du site ? Une pépique numérite comme on en voit rarement, il m’arrive même parfois de me lever en plein nuit pour l’admirer, ainsi que ses les commentaires qui sont autant de feuilles de rose.
Blague à part, encore merci pour ton commentaire, comme c’est le deuxième (tu es donc un lecteur régulier ?) où tu me dis être agacé, je te réponds que c’est trop tard pour supprimer toute référence à la 3ème personne sur mes 700 billets. Je ne garantis pas des critiques de qualité, seulement donner envie de lire en général. N’hésite pas à retourner ici et me faire part de tes impressions, j’y serai attentif.
Amitiés félines
La Horde… et La Maison… on déjà été conseillés, en voici un autre :
Je n’ai pas encore lu, mais il est sur ma liste provisoire de cadeaux de noël : Une Histoire sans mots, de Xu Bing. Rue89 en avait publié un extrait : http://www.rue89.com/2013/11/24/saurez-dechiffrer-l-histoire-sans-mots-chinois-xu-bing-247672
Bon, la « Maison des feuilles », évidemment !
Sorti en 2000 : http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Maison_des_feuilles
Sinon, l’Ouvroir de Littérature Potentielle, créé par Queneau et Le Lyonnais, et dont Pérec était membre… mais là je ne donne pas de liens, trop facile ;).
Dans les livres de Perec, il y en a pas mal qui correspondent à la rubrique : « La vie mode d’emploi », avec toutes ses contraintes littéraires voire mathématiques, est impressionnant et foisonnant ! et il faut aimer les descriptions, c’est sûr… A noter aussi : « Penser/Classer » ou « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien »
Sinon je crois avoir vu passer dans la PAL « La horde du contrevent » de Damasio, il est vraiment particulier avec l’utilisation des signes de ponctuation pour caractériser les personnages !
Cher Tigre, dans le genre « objet littéraire non identifié », je te recommande chaudement la lecture de « La maison des feuilles » de Mark Z. Danielewski. Je l’ai lu il y a longtemps mais je me souviens qu’il y a des notes de bas de pages très longues qui racontent une histoire parallèle à la principale. Et je me souviens aussi d’une maison plus grande à l’intérieur qu’à l’extérieur.
Chère Natoussia,
tu n’es pas la première à me parler de ce roman, il sera donc rapidement sur ma PAL (tu m’as donné envie de le lire). Salutations félines
On pourrait citer aussi « Comédie classique » de Marie NDIAYE, sorti en 1988, et dont l’originalité est que le récit ne couvre qu’une seule journée de la vie d’un homme et qu’il est écrit en une seule phrase.
Bonne lecture !
J’ignorais qu’elle sévissait déjà à l’époque, c’est fabuleux. Merci pour l’info !
Comme OLAPI, de Queneau j’aurai mis Cent mille milliards de poèmes, ou les oeuvres complètes de Sally Mara même si Les fleurs bleues ont ma préférence.
Bon, je vais devoir les lire un de ces quatre matins.
De Raymond Queneau, j’aurais plutôt indiqué Les Fleurs bleues et de Douglas Coupland Generation X (avec les petites vignettes de pub dans les marges)… Dans la liste des bouquins foutraques, on peut aussi penser au Festin nu de Burroughs ou au roman de Mathias Enard en une seule phrase, Zone. En classique, Les Chants du Maldoror de Lautréamont pourrait également en faire partie, tchao
Merci Edouard, je vais jeter un œil sur vos titres. Je sens qu’il va y avoir une mise à jour avant 2014.
Chouette blog au passage.
Félinement votre
En BD, je penserai a « 3s » de Marc-Antoine Mathieu. Tout l’action du livre se passe en 3s, le temps de parcourir quelques 900 000km a la vitesse de la lumière puisqu’on suit justement un « rayon » de lumière. Bluffant de maitrise. Un vrai régal ou l’on se la joue détective pour comprendre l’histoire entièrement.
Ooooohhh…une idée de BD, c’est gentil ! Je regarde ça avant juillet.
Dans la série il faudrait ajouter William S Burroughs avec pourquoi pas « Les Garçons sauvages » ou « Les Cités de la nuit écarlate » qui s’ils commencent (presque) comme des romans normaux sombrent très vite dans un fatras indescriptible, hallucinogène, sexuel, mythologique … par contre à éviter avant ou après un Musso sous peine de perdre sa placidité.
Les ai pas lus ceux-ci de Burroughs, j’étais plutôt Bukowski. Merci de l’idée en tout cas, ça entrera parfaitement dans un DDT sur les romans hallucinogènes !
Le Tigre devrait peut-être se pencher sur le cas de « La Maison des Feuilles » de Mark Z. Danielewski, qui devrait être prochainement réédité aux éditions Denoël, et dont la forme est… surprenante puisque le récit alterne par fragments et qu’une partie substantielle de l’histoire se passe dans les notes de bas de page. Du même, « O Révolutions », bien moins réussi, a aussi une construction très spéciale.
Et dernière suggestion, « Enig Marcheur », de Russel Hoban (publié aux excellentes éditions Monsieur Toussaint Louverture), livre longtemps réputé intraduisible (avant que Nicolas Richard prouve le contraire) de par son écriture en phonétique. Ce qui ne l’empêche pas, de l’avis de nombreux excellents lecteurs, de le considérer comme un chef d’œuvre.
Merci Épiphanie P. pour ces trois petites pépites (au moins deux) que je n’aurais pas pu découvrir seul, je vais surveiller de très prêt leur présence dans les librairies. Parce que sur les 12 y’en a bien un ou deux qui méritent d’être remplacés, j’en conviens.