Une lutte à mort entre deux groupes que tout oppose, un combat hors du temps entre vieux grabataires désabusés, Pierre Christin maîtrise son sujet. Et les illustrations d’Enki Bilal renforcent l’aspect croulant de l’univers abordé. Comme le dit Goya, rappelé en exergue avant la première page de cette excellente BD : « le sommeil de la raison engendre des monstres ».
Il était une fois…
Au beau milieu des années 70, un carnage a lieu dans un petit village en Espagne. L’endroit est cramé et ses habitants sont consciencieusement exécutés. Cet acte immonde, en pleine période de paix, est revendiqué par les Phalanges de l’Ordre noir, groupuscule issu de la Guerre d’Espagne (celle avant la secondes guerre mondiale). Ses membres sont composés et Jefferson B. Pritchard, journaliste en Angleterre, reconnaît chacun des participants. Ancien des Brigades internationales, il va faire appel à tous ses anciens camarades d’armes pour en finir une bonne fois pour toute.
Critique des Phalanges de l’Ordre noir
Encore une BD par hasard trouvée dans le grenier tigresque et, malgré un sujet qui ne me parle guère, tout ceci a eu l’heur de me plaire. Lorsque la sanglante lutte entre Nationalistes et Républicains s’invite, des décennies plus tard, en Europe, les autorités ont de quoi être dépassées. Et le lecteur aura l’occasion de pas mal voyager.
Des destinations, il y en aura pas mal en effet. Tout d’abord, le journaliste (Pritchard) rameute une dizaine de vieux potes dont je ne vais pas vous faire l’offense d’égrainer la liste. Ensuite, la recherche active des Phalanges, depuis Sud de la France, en passant par Barcelone, l’Italie, la Suisse, l’Allemagne, les Pays-Bas. Enfin, l’affrontement final au beau milieu de la France pour clore le chapitre. Les méchants, animés par un esprit nihiliste, commettront attentats sur attentats, et seule la Brigade reconstituée les connaît intimement.
Concernant les illustrations, Enki Bilal a encore fait montre de son immense talent. Le lecteur habitué reconnaîtra au premier coup d’œil la « gueule » de ses héros (ils accusent le même faciès, pourrait-on rajouter), et les lieux visités sont plus vrais que nature. Les couleurs, ternes, assurent une atmosphère lugubre, une sorte de fin de monde à l’échelle de nos héros.
Le duo Bilal/Christin fonctionne du feu de dieu, il y a de quoi être pleinement satisfait. Pleinement ? Quitte à leurs chercher des poux, on pourrait regretter un rythme parfois lent et l’impression que la poursuite n’en finit pas, comme si l’âge honorable des protagonistes contaminait le scénario. Une chouette bande dessinée qui aurait presque mérité un format plus « roman graphique ».
Thèmes abordés (du moins selon Le Tigre)
La décrépitude m’a particulièrement frappée dans ce titre, et il faut dire que Christin comme Bilal y sont allés fort. Décrépitude des corps d’une part, avec la présentation d’une bande de bras cassés à qui il ne reste plus beaucoup de temps à vivre. La poursuite des phalangistes est éprouvante, chacun y va de ses petits problèmes de santé (rhumatisme, pneumonie), jusqu’à la crise cardiaque en plein effort pour certains. Décrépitude des esprits, d’autre part : nos héros sont intellectuellement fatigués et ne se font guère d’illusion sur le devenir de leurs combats. Les Soviétiques qui envahissent leurs pays « amis », les menus arrangements avec la morale, c’est triste à voir.
A ce sujet, la question de l’usage de la violence revient souvent. Certes nos socialistes camarades ne font que réagir face aux odieuses provocations des fascistes (anciens nazis, collabos, rexistes, mussoliniens, etc.), mais ils font également usage d’une violence facilement qualifiable d’aveugle – ce que quelques uns de la bande n’apprécient que peu, par exemple occire dans la foulée de malheureux marins. Le monde dans lequel ils évoluent n’est ni complètement noir, et surtout pas blanc. La scène finale, qui laisse que peu de survivants, répond de façon tragique (et cynique) à toutes ces interrogations.
…à rapprocher de :
– Il faut savoir qu’Enki Bilal et Pierre Christin n’en sont pas à leur première collaboration. Avant Les Phalanges de l’Ordre noir, il y a eu La Croisière des oubliés (1975), Le Vaisseau de pierre (1976) et La Ville qui n’existait pas (1977)
– De Bilal, Le Tigre ne saurait trop vous conseiller la trilogie Nikopol (dont le film est pas mal) ou la tétralogie Monstres.
– C’est marrant, mais le dessin et les barbouzeries me rappellent Rhapsodie hongroise, de Giardino. En moins bien évidemment.
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