Voici l’histoire d’un homme coincé dans un environnement rude et hostile, et finira par en mourir de folie. Dans la France des trente glorieuses, les techniques évoluent plus vite que les mentalités et un fin esprit bloqué dans un carcan de monotonie peut vite perdre pied… Un texte magnifique qui touche à la constitution d’une folie pure. Un roman rare.
Il était une fois…
Jean Jehan, fils de Martin Jehan et de Joséphine, détonne un peu aux alentours du village de Maldict. Un être sensible, plein d’imagination et qui veut devenir instituteur. Or, dans les années 50, un fils de paysan est censé reprendre l’affaire familiale et trouver une bonne épouse avec qui vivre. Pas le genre de Jean, toutefois il ne peut qu’aider à faire vivre la ferme des Passereaux. Disons qu’on ne lui laisse pas vraiment le choix. Mais Jean vaut mieux que ça, et ce n’est pas en quittant temporairement sa famille pour aller faire la guerre d’Algérie que son cas s’arrangera. En fait, tout amène à ce que sa situation parte en couille. Une couille énorme.
Critique de Nous sommes tous innocents
Deux choses à savoir avant d’attaquer ce joli morcif de littérature :
1/ Ce roman est tiré d’un histoire vraie : celle d’un pauvre type qui a pété un câble et s’est escrimé, des jours durant, à écrire ses pensées sur le parquet de sa baraque avec une aiguille à tricoter – avant de crever gueule ouverte. Un texte incompréhensible, mais après avoir lu cette œuvre le lecteur aura une idée plus précise de quoi il retourne. Pour info, le « plancher de Jeannot » se situe à l’entrée de l’Hôpital Sainte-Anne, à Paris.
2/ Le félin a rencontré l’auteure, fort gentille au demeurant, qui a bien voulu lui dédicacer son ouvrage. Et je connais bien l’éditeur. Voilà, j’ai signalé tout conflit d’intérêt.
Nous sommes tous innocents frappe dès les premières pages. Outre le style (dont je parlerai plus tard) qui prend aux tripes, une superbe présentation des protagonistes (un par chapitre) met dans l’ambiance : celle d’un monde agricole rude et sans pitié où contraintes de la vie paysanne et méchanceté des habitants rivalisent d’ingéniosité pour foutre en l’air un être sensible qui, dans un autre milieu, aurait pu devenir un grand écrivain – spoil : ça n’arrive pas.
C’était pourtant bien parti grâce au maître de l’école communale qui a repéré le potentiel de notre héros. Sauf qu’on ne l’autorisera pas à partir en ville étudier. Pas plus qu’il ne pourra épouser la belle et gracile Odette. En rajoutant le décalage entre une sœur qui a un pet au casque et une autre se comportant comme un tyran (et face auquel la mère s’incline piteusement), tous les ingrédients pour un petit drame sont présents. Faut dire aussi que cette famille cache un vilain secret, quelque chose de pas net pendant l’Occupation et qui plane dans les contrées environnantes… Jean, qui chaque année se trouve davantage à la tête de la ferme, sera comme prisonnier et se réfugiera tel un âne de trait dans le boulot.
Cette terrible histoire (dont la fin est un tantinet frustrante) est délivrée avec des mots précis et enchanteurs où les métaphores dansent avec des répétitions (parfois lassantes) pour mieux enfoncer dans notre tête la tragédie qui prend forme. En optant pour une narration omnisciente avec un « nous » qui pourrait être celui d’un quidam du patelin, l’auteure semble prendre corps avec une certaine sagesse paysanne qui pressent que le pire, inéluctablement, s’invite dans la famille Jehan. Si le scénario était à construire avec quelques éléments de réalité pour l’aiguiller, c’est bien dans le rendu littéraire que cet ouvrage mérite d’être lu.
Thèmes abordés (du moins selon Le Tigre)
Il s’agit d’un livre qui réussit à rendre compte du cheminement vers la folie. Premièrement, un soupçon de génétique (quelques membres de la famille en tiennent une couche). Mais qui n’est pas potentiellement fou ? Deuxièmement, l’impossibilité de s’exprimer, de sublimer ce petit grain que tous ont dans une activité libératrice autre que le morne quotidien. Pauvre Jeannot, si créatif dans cet univers rustre. Troisièmement, quelques éléments déclencheurs pour faire péter la bouilloire. Chez Jean, ce sera un subtil mélange entre ses origines incertaines, un peu de religion et la télévision (artefact inconnu de lui) chez le psy qui s’occupe de sa sœur. Le voilà fin prêt.
La folie lancinante du protagoniste semble renforcée par l’absence de stimuli nouveaux extérieurs. Pour faire simple, Jeannot tourne furieusement en rond. Toujours plus solitaire et violent, il abandonne ce qui fait son quotidien…jusqu’à n’en avoir aucun. Bref, il fait une dépression maousse (comme son père avant lui) et la France agricole de cette époque ne peut rien pour lui – qui pourrait lui conseiller de prendre l’air, avoir de nouvelles expériences alors qu’il a des personnes et une ferme à charge. En outre, Jeannot aurait pu éviter ce destin peu enviable en misant ce sur quoi il était bon, à savoir conter des histoires. Notamment la sienne. A ce titre, les mots de Cathy J.-L. sont éclairants (page 134) :
En réalité, ce qui le fascinait plus encore que les mythes eux-mêmes et ce qu’ils étaient censés révéler, c’était leur pouvoir d’attraction sur ses camarades, leur capacité à les plonger tous dans une fascination où s’avalaient le temps et l’espace, entraînant les enfants qu’ils étaient dans un étonnement proche de l’hébétude. Jeannot, en fait, aurait tellement voulu savoir fabriquer des histoires ainsi ficelées, qui figent les hommes dans le silence, comme une arme subtile pour faire taire chacun et imposer ses propres images.
Elle a le sens de la formule non ? Au surplus, on est en droit de se demander (j’adore cette expression de pisse-froid) à quel point l’écrivaine parle autant de son héros que des « vrais » auteurs en général. Mission réussie, elle a imposé au Tigre son histoire et ses glauques images.
…à rapprocher de :
– En termes de littérature pure, Folie(s) des Artistes fous mérite de se lire. Quelques belles perles.
– Jeannot m’a souvent fait penser à l’artiste Henri Darger, dont un essai (en lien) avec quelques images en prime est sorti chez le même éditeur.
– Folie dans l’univers carcéral, c’est Longues peines de Jean Teulé.
– L’univers agricole productiviste et abrutissant se retrouve aussi dans L’autoroute, de Luc Lang. Même écriture brute et précise. Dans un autre siècle, c’est La palombe noire d’Alain Dubos (à forte teneur régionale).
– Plus sérieusement, je vous renvoie à Manfred Lütz et son bouquin Les plus fous ne sont pas ceux qu’on croit. Obligatoire.
Enfin, si votre librairie est fermée, vous pouvez trouver ce roman sur le site de l’éditeur ici.
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