Un jeune homme, à sa grande chance, est admis (pistonné plutôt) au sein d’un renommé établissement gastronomique. Chance ? C’est plutôt une plaie, l’univers dans lequel il débarque est d’autant plus révoltant qu’il ne semble pouvoir rien y faire. Le lecteur, saisi d’effroi (enfin, c’est relatif), n’aura qu’une envie : sortir de cet enfer imaginé par l’auteur.
Il était une fois…
« Tu te rends compte de la chance que tu as ? ». C’est ce que la mère du narrateur lui dit dans la voiture, avant de le déposer au Domaine où il travaillera en tant que serveur. En temps de crise et sans expérience pro, pourquoi cracher sur cette opportunité ? Mais dès les débuts, y’a comme quelqu’chose qui cloche : aucun contrat signé, présentation minimaliste du boulot qui l’attend, travail plus de douze heures par jour, etc. Notre ami a-t-il réellement le cul bordé de nouilles, comme son entourage veut lui faire croire ?
Critique de La chance que tu as
Avec Denis Michelis, journaliste parisien qui en est alors à son premier roman, autant vous dire que Le Tigre est parti sur un a priori mitigé. J’ai eu tort. Je n’ai même pas fait attention à la citation, avant la première partie, de Dame Holle, un conte des frères Grimm qui revêt une morale aussi logique que dure : si tu te plies aux règles et remplis bien les tâches confiées, alors tu seras entouré d’or. Sinon, des plumes et du goudron (de la poix, dans le conte original).
Le narrateur, dont on ne saura ni l’âge ni le nom, arrive donc dans un grand restaurant qui, selon ses parents (dont on n’entendra guère parler), est le nec plus ultra de ce qui se fait de raffiné. Sauf qu’en l’espace de quelques mois, le Domaine s’est modernisé pour devenir une machine de guerre économique avec des processus dignes des pires cauchemars du taylorisme. L’odieux chef de rang Virge, le Chef cuisinier au comportement erratique, les autres serveurs qui se payent la gueule du protagoniste, voilà l’environnement. Et quoi que fasse le protagoniste, tout est interprété de travers.
Le lecteur pense qu’il sera difficile de tomber plus bas, néanmoins la seconde partie du roman va plus loin dans l’ignominie. Et c’est à cet instant que le félin a trouvé que ça devenait du grand n’importe quoi. Dommage. La crédibilité de l’intrigue, déjà émoussée, se barre aux quatre coins de la rose des vents. Sans doute cet excès est voulu, comme pour montrer l’absurdité de ce qui tombe sur la gueule du héros : après plusieurs semaines (mois ? années ? on se perd en conjectures), l’échec est complet, et l’existence du narrateur n’en est plus une – on va même jusqu’à lui mettre une espèce de muselière, et ça dure trop longtemps pour que ce soit un bizutage.
Sinon, l’écriture de Denis M. est assez efficace : phrases courtes qui font mouche, format sec qui souligne la violence des échanges (chapitres courts, dialogues non annoncés par le traditionnel tiret), ces 150 pages peuvent se lire en moins d’une heure. Le final est plutôt bizarre (je vous laisse découvrir), même si l’apparition d’un chat apporte une touche définitivement dramatique. Début qui démarre en fanfare, vitesse de croisière maintenue, et fin déroutante, voilà sans doute à quoi vous attendre. Pour ma part, j’ai été agréablement surpris.
Thèmes abordés (du moins selon Le Tigre)
Tout d’abord, il y a la résilience d’un protagoniste qui supporte, malgré lui, des vexations s’apparentant, progressivement, à de l’esclavage. Pire que l’expérience de Milgram, le héros subira mille tourments, de la moquerie de ses contemporains au viol, en passant par un rythme de travail effréné. A ce moment, le lecteur normalement constitué se dira « mais pourquoi ne démissionne-t-il pas, ou qu’est-ce qu’il attend pour brûler au lance-flammes le Domaine – dont la cuisine, au passage, est industrielle ? ». Peut-être parce qu’il n’a pas de lance-flammes ou la possibilité de pouvoir se révolter lorsque tous, autour de lui, sont bien imprégnés de cette danse macabre.
En effet, l’apprentissage du narrateur a tout de ce que vivent, chaque jour, des milliers de travailleurs/stagiaires/free-lances dans le monde professionnel. Le poids des traditions, la reproduction de ce qui se fait autour de soi, la volonté d’une institution à être performante et compétitive, tout ceci participe à la mise en veilleuse de la personnalité intrinsèque à chacun. Bref, c’est la résignation générale dans un monde impitoyable que plus personne ne paraît contrôler.
Cette résignation générale est rendue possible par un cycle de la violence savamment mis en place. Le larbin en prend plein la gueule à cause de ses chefs, et dans ce bouquin les autres serveurs ne sont pas en reste. Ne pas sortir du moule, se faire discret et se la jouer « corporate » (même si cette définition dépend des supérieurs) est plus que conseillé, car on ne saurait mettre en péril une affaire qui marche. Au-dessus des petits chefs, il y a les propriétaires, et au-dessus d’eux, il y a le client-roi. Hélas, dans le monde de la restauration décrit par l’auteur, n’attendez pas d’un consommateur qu’il défende un serveur – un journaliste, à la rigueur, mais Le Tigre prend ça sur la déformation professionnelle de Michelis.
…à rapprocher de :
– La violence inouïe qui secoue l’entité économique du Domaine n’est pas sans rappeler celle d’Alain Weigscheider dans son roman Mon CV dans ta gueule – moins bien écrit cependant. Voire L’Enquête, de Claudel (anonymisation en plus).
– Sur la créativité ou l’envie de changement tuées dans l’oeuf, avec ce qu’il faut de dénonciation de l’hypocrisie générale et abrutissante du monde contemporain, 99 francs de Beigbeder reste une petite référence.
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