Dans les confins de l’Asie multimillénaire se cache un aliment tapi en embuscade. Un fruit que Bouddha en personne aurait maudit entre deux méditations, une engeance tellement abhorrée que la laisser dans une soute d’avion est plus grave que transporter une bombe. Mais Le Tigre est parvenu à dompter cette erreur de la nature. Il en est si fier que ça figure en première ligne de son CV d’ailleurs.
Qu’est-ce que le durian ? Pourquoi en manger ?
Tout avait commencé ici. Quelque chose n’allait définitivement pas dans cette échoppe perdue au milieu de la campagne indonésienne où je m’étais réveillé après avoir mangé un champignon proposé par une jolie fille – allez savoir comment je me suis retrouvé à 10 kilomètres de la ville où je logeais en principe. Personne aux alentours, le vendeur trônait seul face à ses produits. Je traversais alors la route pour m’enquérir de ce qu’il proposait – en fait, un unique type de fruit était en vente.
Ce fruit, c’est celui du durian. Nom scientifique : Durio zibethinus. Ma première bouchée fut une délicieuse révélation : après les rognons de veau, j’avais enfin trouvé un aliment que je ne pouvais manger. Ni coquetterie d’Occidental, ni contre-indication médicale, ni tabou alimentaire, seulement parce que c’était immonde.
Rien ne doit résister au fier Tigre. Dès qu’un défi, aussi con soit-il, pointe le bout de son museau, je m’en empare. Et là, y’a un truc qui se mange mais qui fait tout pour ne pas être bouffé par le félin. Je comprends ce qu’il cloche pour que je ne puisse déguster de caviar. Je sais pourquoi manger du chat n’est pas mon fort. Et là, le durion veut me discriminer uniquement par son goût ? Ça ne saurait se passer ainsi. Chez vous peut-être, mais pas de ça avec le fauve.
Au surplus, mon égo démesuré ne pouvait supporter de voir tous ces marchands de durians, l’air prospère et aux bajoues correctement rebondies. Si les mangeurs de ce fruit particulier (et leurs mines réjouies) inspirent le dégoût chez certains, chez Le Tigre c’est la jalousie qui primait. Et, pour ne rien arranger, ça ne coûte pas cher !
Je me devais donc d’apprécier ça. Mais comment ? D’ailleurs, est-ce si mauvais ?
Le durion, cette saloperie
D’éminents auteurs ont eu l’occasion de discourir sur cette chose dégueulasse, et je sais que par ce billet je ne rendrai pas le tiers d’un centième de l’hommage dû aux fantômes de millions de papilles flinguées par le durian. Néanmoins, je peux vous annoncer d’ores et déjà ceci : le durian est la seconde erreur du bon Dieu après l’Homme. Que Mao Zedong se soit réincarné dans un tel arbre ne m’étonnerait pas outre mesure.
Premièrement, l’odeur. La première rencontre avec le fumet du durian fut inoubliable : un coulis de différents fromages sur lequel quelqu’un aurait chié le travail intestinal provoqué par une vieille vinasse non agréée par le ministère de l’agriculture. Ensuite, le premier émoi passé, vous pourrez distinguer, derrière l’odeur tenace quoique douçâtre, un mélange digne d’un savant fou qui aurait versé un arôme de banane (en forçant sur l’acide acétique) dans le sac de linge sale de l’équipe de NFL tenante du titre du SuperBowl – troisième mi-temps comprise. Suivant vos expériences traumatisantes personnelles, j’imagine que d’autres idées pourraient surgir dans votre esprit paniqué.
Pour les plus sensibles sur le point de s’évanouir, le durian peut vous faire avoir une expérience plus mystique. On peut en effet parler d’une propriété olfactive dite « prophétique » : ça a l’odeur de ce qu’il va advenir, à savoir le vomi.
La texture, deuxièmement, n’arrange pas sa réputation. En ouvrant le fruit, ce qui saute aux yeux (en plus de les piquer furieusement) est l’aspect général de la chair à durian qui entoure quelques noyaux – trois, voire quatre. Vous pourrez mettre à nu un cerveau jauni d’alcoolo qu’il n’y aurait qu’une différence de taille. Et lorsque Le Tigre a plongé, pour la première fois, ses petits doigts dedans, j’avais la sensation de fourrer une patte à chewing-gum pas encore cuite à laquelle se serait mélangée un peu de pus en provenance d’une usine d’adolescents boutonneux.
A moins que ce soit préparé dans un petit sachet prêt à l’emploi, bouffer un durian est une gageure incroyable. Extraire la chair à peine juteuse et forcément glissante vous contraint, insidieusement, à avaler la chose le plus vite possible. Et je ne parle pas de cette putain d’odeur tenace sur les doigts, forcément persistante à cause de nombreux restes sous les ongles. A côté de ça, doigter un cadavre vieux de six semaines reviendrait à se laver les mains.
Troisièmement, le goût. Il est des aliments qui n’ont pas la saveur de leur odeur, par exemple les brocolis ou les croquettes de chats. Avec le durian, pas de problème. Je pourrais ainsi vous renvoyer à l’odeur, sauf que notre pif est souvent loin du compte – sur ce coup le nez fait son politicien en nous disant que ce n’est certes pas terrible, mais point catastrophique.
Décrire les goûts est plus que délicat, et là encore les avis divergent. Et c’est toute la force du durion : je soupçonne cette chose issue du trou du cul du diable de court-circuiter votre palais pour que ce dernier vous envoie les pires informations qu’il a en mémoire. Et ce foutu goût évolue de façon étonnante selon l’heure de la journée (le matin, ça passe curieusement mieux) ou selon ce que vous avez bu/mangé avant. Réfléchissez juste à ceci : vous savez ce que sont des durillons ? En plus grand, ça donne des durions.
Quatrièmement, et comme ça ne suffisait pas, il y a la valeur nutritionnelle du fruit. Car ce dernier, non content d’être extrêmement calorique, freinerait selon certains le travail des enzymes destinés à l’élimination de l’alcool. Normalement, on bouffe ses cinq fruits et légumes par jour pour rendre sa cuite du soir plus acceptable. Sauf que le durion, en salopant le travail légitime de votre organisme malmené, ne joue pas le jeu – déjà que les Asiates ont du mal à tenir l’alcool, je vous laisse imaginer le désastre.
Voilà qui explique pourquoi cet aliment est interdit dans la plupart des lieux publics en Asie. Si manger dans le MRT (métro singapourien) est interdit, le seul fait de posséder un durian vous expose à une amende – ici indéterminée, je n’ai jamais osé tenter le coup. J’ai vu quelqu’un entrer avec un durian à la station Clarke Quay. Avant Dhoby Ghaut (station qui suit), je m’étais promis de ne plus jamais pester contre les connards qui trimballent leur KFC dans le métro. Avant Farrer Park, le gus était alpagué par trois flics mécontents – il n’est pas rare de voir autant d’applaudissements pour une telle intervention.
Éloge du durio, fruit des persévérants
Finalement, la manière d’apprivoiser le durian est triviale. Le Tigre risque de vous décevoir : il a aimé ce truc à force d’en bouffer. J’ai offert à ce fruit l’opportunité de m’avoir par l’usure, il faut avouer que le corps a de surprenantes propriétés de résilience. Particulièrement quand on a une indescriptible faim. C’est sans doute là le secret, faire en sorte que votre cerveau fasse l’association d’idée suivante : durian = disparition de la faim.
Ce fut donc en jeûnant pendant trente heures (c’est long, une journée et demie) que mon expérience fut, pour la première fois, heureuse. Évitant soigneusement les étals à ramboutans et le chien sur le grill en bout de rue, je m’étais contraint qu’à n’avaler cette denrée. Et après avoir tournoyé du derche pendant une vingtaine de minutes je pris ma première « vraie » bouchée. Puis deux. Puis le fruit en entier. Cinq heures après, même process. Le lendemain, je m’offrais quand même un steak au soja pour me récompenser.
Bien sûr j’ai eu quelques mauvaises surprises tandis que je me croyais vacciné. J’ignorais qu’il existât différentes espèces. De violentes déceptions furent à déplorer, et pour un nouveau type de durian tout était presque à refaire. Le durian à chair rouge, par exemple, a une saveur plus caramélisée, une puissance écœurante renouvelée et vis-à-vis de laquelle j’étais encore impuissant. La procédure de tolérance était remise à zéro. Imaginez-vous un Inuit qui n’a jamais mangé un seul fruit et ne jure que par la poiscaille et les baies amères. Apprenez-lui à manger des oranges, il se croit paré à toutes les éventualités jusqu’à ce qu’il tombe sur un citron vert.
Genèse du durian
Le Tigre a sa petite théorie sur le durian. Et celle-ci est légendaire. Non : biblique. Dans la première partie d’un gros bouquin intitulée la Genèse, le patron des lieux interdit à ses locataires de grappiller un certain fruit. A mon sens, le Très Puissant n’a pas, à proprement parler, balancé via ses enceintes divines un « commandement » pour la populace. Il a juste fait en sorte que cet aliment soit dégoûtant, sans pour autant le transformer en poison.
Pourquoi ce fruit serait celui de la connaissance ? Deux raisons :
1/ En apprenant à l’aimer, vous passez par tellement de phases et d’étapes que, en définitive, vous en apprendrez énormément sur vous-même : vos attentes, la manière dont il faut relativiser la douleur, voire votre choix de carrière.
2/ Un fruit qui empêche l’élimination de l’alcool, vous imaginez les implications lorsque l’art de provoquer la fermentation n’existait pas ? Des petits fruits bien mûrs ne rendent guère saoul, sauf si les hommes préhistoriques les accompagnaient de durions. Qui dit être humains alcoolisés, dit choppes sales au fond de la caverne, dit natalité en hausse, dit peuplement massif de la planète, dit éjection du jardin d’Eden.
Le durian est tout simplement le fruit que cette coquine d’Eve a bouffé contre l’avis du bon Dieu, et pour cela nos tourtereaux ont été chassés de leurs paradis. Plus prosaïquement, je pense qu’ils ont dû déguerpir de l’Asie du Sud-Est vers l’Ouest, à peu près jusqu’à la région du croissant fertile. Et la civilisation est apparue. C’est logique en considérant que puisque le soleil divin se lève à l’Est, fallait mieux pas se diriger vers la maison du gros Barbu et filer à l’anglaise dans l’autre sens.
Conclusion : le durian, c’est la sodomie du goût
En l’espace de deux mois à peine, le fauve s’est transformé de petite chose européenne se tordant de douleur après une bouchée en un duriaddict de premier ordre. Quoi de plus normal, j’ai par la suite découvert qu’il arrivait aux tigres de manger des durians.
J’en ai tiré une formidable fierté, surtout dans les marchés orientaux : il m’arrivait de prendre un air du ravi de la crèche et demander au vendeur ce qu’était ce fruit qui avait l’air si bon. Le commerçant, riant sous cape, me proposait de goûter un morceau. Ce que je faisais, puis exprimais ma satisfaction avant d’en commander trois kilos. Une fois sur trois, le visage déconfit du gus valait tout l’or du monde.
Pour la fin, je vais laisser la parole à Bao Linh, ma petite amie de quelques heures lors d’une excursion à Hôi An, et qui m’a aidé dans ma quête durianesque. Voici ses mots, au cours d’une balade romantique, dans un anglais oxfordien qu’il m’est difficile de bien retranscrire :
Tu sais, Tigre, le durian, faut juste apprendre à le chérir. En fait, cet aliment est à ta bouche ce qu’une bite est au cul d’une fille. On n’aime pas ça au début, et après une dizaine d’essais douloureux on en redemande. Le durian, bah c’est pareil. Ça pue la merde quand tu l’ouvres la première fois, et après l’avoir pris tu te jures que jamais tu ne tomberas dans le panneau. Tu te dis que c’est impossible que Dieu puisse permettre un tel truc d’exister, et que c’est bien normal qu’il y ait des lois contre ça. Sauf que tu vois des gens le faire, l’extase au bout de leurs lèvres. Ça devient vexant, tu as l’impression de ne pas faire partie des esthètes gustatifs. Alors tu te forces. La troisième fois, tu bronches moins. La cinquième, ton corps décerne quelques subtilités que tu te mets à apprécier. Tu t’y mets au septième essai sans avoir particulièrement faim. La dixième, c’est toi qui prends l’initiative de le faire. Pourquoi tu marches bizarrement en tenant le haut de ta cuisse ?
Avant d’écrire des conneries aussi grosses qu’un pépin de durian dans les commentaires, sachez que je n’ai initié Bao à rien du tout.
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« cela dit qui voudrait vendre un truc qui à l’odeur et le goût de la merde et du vomi réunis et qui voudrait l’acheter si ce n’est un émétophile scatophile chevronné » Ne jamais douter des bienfaits du marketing…
Tout à fait d’accord. Même remarque concernant les prix littéraires…
1) Penser à ne pas acheter de durians chez le primeur (en même temps spontanément je ça ne me serait pas venu à l’esprit c’est certain), cela dit qui voudrait vendre un truc qui à l’odeur et le goût de la merde et du vomi réunis et qui voudrait l’acheter si ce n’est un émétophile scatophile chevronné !
2) Bien mal au cul ne profite jamais …