VO : idem. Sous-titre : biographie d’une rue du Bronx. Plus d’un siècle de développement d’une petite avenue, entre essai et roman graphique. Will Eisner a abattu un travail fascinant et presque addictif grâce à la fluidité du récit. Évolution, gentrification, criminalité exacerbée (dealeurs comme cols blancs), politique locale, on en redemande.
Il était une fois…
Sur près de 200 pages, un des plus grands illustrateurs de tous les temps raconte l’histoire d’un avenue en plein Bronx. Contrairement à ce que le quatrième de couv’ vend, il ne s’agit pas de quatre siècles d’Histoire, car le lecteur sera introduit à la Miss Dropsie Avenue des années 1870 jusqu’à la seconde moitié du 20ème siècle.
Critique de Dropsie Avenue
Ce roman graphique est le troisième (et dernier) opus de la fameuse Trilogie du Bronx (Contract with God Trilogy, en VO) où l’auteur dépeint, avec brio, tout ce qui fait la vie d’un quartier que le lecteur aura l’impression de brièvement habiter.
D’un bout de terre au milieu de nulle part, où quelques Hollandais construisent des maisons, rejoins par les Anglais, puis quelques Irlandais jusqu’aux personnes noires (en passant par les Juifs ou Italiens), Will Eisner nous raconte une rue dont le cœur bat à l’instar d’un être humain. Car comme dit l’avocat Aby, « Peut-être qu’un quartier a un cycle de vie…comme une personne ». La qualité narrative est due à la volonté d’Eisner de suivre quelques personnages clé, qu’on verra naître, vivre et mourir en même temps que l’idée du quartier qu’ils s’étaient façonnés.
Quant aux illustrations, rien à dire c’est superbe. Le noir & blanc ne gâche rien, et l’auteur semble être un spécialiste des contrastes : le trait finement ciselé ignore l’existence des cases (délimitation inexistante), sans compter l’humour (le passage du chien est à se pisser dessus) qui côtoie la méchanceté et les exactions les plus basses de l’Homme. Double claque visuelle avec 1/ le quartier dont l’évolution de l’architecture est bien rendue (de belles planches) et 2/ les hommes et femmes de cette avenue qui sous la plume de Will E. prennent vie comme jamais.
Un classique de la littérature dessinée, tendre et édifiant, qui est susceptible de plaire à tous : à partir de 15/16 ans jusqu’à pas d’âge, une BD qui me paraît indémodable – on verra dans cinquante ans.
Thèmes abordés (du moins selon Le Tigre)
Ce qui m’a profondément marqué est, au cours des décennies, la répétition des erreurs. La nature humaine est, d’une génération sur l’autre, gravement oublieuse. Notamment ce que je nommerais l’antigentrification, qui semble être le sujet principal de l’œuvre. La gentrification, c’est quand des populations aisées investissent un quartier modeste et font pousser tous les prix vers le haut. Dans Dropsie Avenue, c’est l’inverse : les populaces démunies débarquent au gré de l’histoire de l’immigration des États-Unis, ce qui inquiète les habitants qui ont peur de voir les prix baisser.
Les Anglais pestent contre les Italiens, qui cracheront sur les juifs, eux-même voyant d’un mauvais œil les Latinos, ces derniers qui deviendront horrifiés par l’arrivée des Afro-Américains, etc…tout immigré semble reproduire l’expérience sociale que la première génération a subi, partant du principe que le quartier est le sien. Assez triste, et intéressant puisque le lecteur se demandera qui sera le nouvel arrivant, et comment il sera accueilli – avec quelques belles histoires d’alliances entre communautés, comme le mariage italo-juif.
Le second thème est la croissance, inévitable, du quartier. Et, à l’instar d’un corps humain qui grandit trop vite, il faut de temps à autre tailler dans le gras. Le schéma « arrivée des plus pauvres – loyers en baisse – entretien de l’immeuble inexistant – insalubrité – départ des plus aisés » se répète ad nauseam, et au bout d’une centaine d’années il faut se rendre à l’évidence : tout raser. Et reconstruire. Et recommencer l’Histoire.
Parallèlement, Will Eisner nous entretien des différentes criminalités selon les époques. Menus cambriolages ; tueurs à gages ; corruption active d’ingénieur en charge du tracé du métro ; arnaques à l’assurance (on ne voit pas comment le quidam peut faire autrement), y’aura toujours des mecs pour profiter du système.
…à rapprocher de :
– La Trilogie New-Yorkaise est une petite tuerie (assez longue certes) que je conseille également.
– Sinon, du même auteur, j’étais resté dubitatif face à L’appel de l’espace – scénario trop complexe, dessin dégueulasse.
– Sur l’évolution générationnelle dans un quartier craignos de NYC, Trois femmes de Boston Teran est plus sombre, plus dur.
Enfin, si votre librairie est fermée, vous pouvez trouver ce roman graphique en ligne ici.
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