Emmanuel Carrère, grand conteur s’il en est, s’est attaché à relater un terrible fait divers qui a défrayé la chronique. Celui d’un homme qui a menti à tous, et a considéré comme seule échappatoire le meurtre suivi d’un suicide (raté). Plongée périlleuse de l’écrivain qui marche ici sur des œufs, pour un résultat réussi. Très même. Ni sensationnalisme, ni froideur excessive, un texte édifiant.
Il était une fois…
Pendant près de 20 ans, Jean-Claude Romand est parvenu à faire croire à tous (même à sa famille) qu’il est devenu médecin, puis chercheur à l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). En fait, il était seul, passant ses journées sur les airs autoroutes, ou dans la fôret. Jusqu’en janvier 1993 : sur le point d’être percé à jour, Romand assassine femme, enfants, parents et tente de tuer sa maîtresse. C’est cette étonnante et sordide histoire qu’Emmanuel Carrère conte.
Critique de L’Adversaire
Le Tigre, dont lire la rubrique des chiens écrasé n’est pas la principale occupation, ignorait tout de l’affaire Romand. En compulsant quelques données avant de lire L’Adversaire, j’avoue avoir été bluffé par cet ouvrage. Un roman, et pas un essai, s’il faut rappeler la stature d’écrivain de Carrère.
Le scénario reprend tout ce qu’on a pu lire dans les journaux. L’auteur prend soin de planter le décor, en particulier la jeunesse du héros (ce terme est sans doute inapproprié). Adolescent souvent seul, psychologiquement fragile, tout ce qui lui est arrivé après sa seconde année de médecine relève de l’affabulation.
Et c’est là que le boulot de l’écrivain prend tout son sens. Ayant suivi le procès de Romand et ayant pu correspondre avec ce-dernier, Carrère a écrit un texte sensationnel : ça se lit comme une fiction, et lorsqu’on se rappelle que c’est une histoire vraie, un délicieux frisson peut parcourir l’échine du lecteur.
L’auteur concentre le gros de sa plume sur les derniers mois avant que Romand ne commette l’irréparable. Son désarroi va grandissant, tout comme la pression et le suspense dans les pages. Plus de 200 pages, écrit gros, chapitrage court, j’ai lu la chose très vite, en moins de temps qu’il en faut pour regarder Enquête criminelle sur une chaîne de la TNT.
Un exercice de style périlleux, mais à aucun moment Carrère ne sort de son rôle de « créateur de documentaire », même si à étudier ce personnage hors du commun on peut se prendre de pitié pour lui. A lire ou à regarder (le film, sorti peu de temps après, s’en sort avec les honneurs).
Thèmes abordés (du moins selon Le Tigre)
L’engrenage. C’est fascinant de voir jusqu’où peut aller le protagoniste pour couvrir ses arrières. Diplôme, cartes de visites, voyages, billets d’avion, notes d’hôtel,…tout est inventé, au pire des faux sont produits. Pour continuer à vivre, Jean-Claude emprunte argent à droite et à gauche, escroquant ses proches et se confondant en atermoiements pour rembourser les sommes dues. A chaque nouvelle difficulté, au lieu de tout avouer (ce qui constituerait un scandale sans nom) il s’enfonce.
Alors forcément ça ne tient pas la route à terme, et Carrère écrit une phrase qui reflète bien la sensation du héros qui sait que ça ne va pas durer : sans savoir d’où le premier coup allait venir, il sentait que la curée approchait. Tout est dit, le pot aux roses sera inéluctablement découvert, reste à savoir dans quelles conditions. Hélas les plus terribles imaginables.
La relation écrivain / sujet de l’œuvre. Carrère a assisté au procès (Romand s’est pris le max : perpèt’ avec période de sûreté de 22 ans) et a échangé lettres sur lettres avec lui. La difficulté de L’Adversaire, apparemment, était de déterminer comment aborder le style du texte : Emmanuel a écarté la première personne dans la narration, gardant la troisième personne. En plus du détachement que cela implique, l’aspect « analyse » et « explicatif » est plus fort. Chercher à comprendre, supputer ce qui se passait dans la têtes du héros, mais sans le juger, pas évident. Mais pari réussi.
…à rapprocher de :
– Carrère sait bien écrire sur des personnages extravagants, comme Limonov. Ou La Classe de neige (violent).
– L’Adversaire a été très rapidement adapté au cinéma. A mon humble avis, lire cet ouvrage vous en dispense.
Pour finir, si votre librairie est fermée, vous pouvez trouver ce roman en ligne ici.
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