VO : idem. Sous-titre : Un journaliste américain sur le terrain de la police japonaise. Nul besoin d’en rajouter, si ce n’est que Jake a des couilles aussi grosses que les tatouages des Yakuzas qu’il a asticotés. Presque descente aux enfers du vice tokyoïte avec l’espoir d’une rédemption, l’essai reste édifiant, parfois flippant, toujours fascinant, et régulièrement abyssal.
De quoi parle Tokyo Vice, et comment ?
Petit coup de gueule pour commencer. Pas contre l’ouvrage et la traduction de Cyril Gay qui ne gâche rien, mais à l’encontre du monde de l’édition en France. Lequel, trop préoccupé à s’autolustrer le zob avec des productions locales (souvent de piètre qualité), a tendance à oublier qu’en dehors des frontières ça carbure sec. Car Jake Adelstein a publié son expérience en 2009, et il a fallu attendre un financement participatif en 2016 pour voir l’essai sortir en français.
Résumons rapidement ce bouquin où il est question d’un journaliste occidental immergé dans un Tokyo underground qui a bien failli le bouffer. De manière efficace et évidente, l’essai est construit chronologiquement qui se décompose en trois parties bien distinctes – le félin ne prend pas en compte le premier chapitre, somptueuse mais inquiétante mise en bouche. Tout d’abord, le Soleil levant, ou les premiers pas de Jake dans le journal le plus lu au Japon (des millions de titres vendus) où il est le seul Occidental à travailler. Les débuts sont éreintants mais notre héros parvient à tirer son épingle du jeu et à lever quelques scoops avec des affaires assez cocasses tout en découvrant des aspects surprenants du pays – exemple du « livre des suicides » et de l’ado qui laisse un mot fort obligeant sur son cadavre.
Vient ensuite le Zénith, où l’irrésistible ascension de Jake. Lequel, quelques années après, est marié et père d’une petite fille. Le jeune journaliste suit la police des mœurs (au sein de la Metropolitan Tokyo Police) et notamment l’impressionnant Sekiguchi, flic de talent qui lui fait découvrir les chauds quartiers de la ville, dont Roppongi. C’est l’occasion de suivre l’enquête sur la jeune Lucie Blackman, Britannique faisant quelques extras et victime d’un certain Obara – dont les exactions font froid dans le dos. Jake accroît progressivement ses connaissances sur les cercles de prostitution du pays où gravite la pègre emblématique locale, les Yakuzas.
Ces individus sont la raison de la teneur un peu glauque et inquiétante de la dernière partie très justement intitulée le Crépuscule. Au cours de ses investigations sur les prêts à taux usuriers et la mainmise de la mafia japonaise dans l’économie (la banque ou l’immobilier), Jake lève un lièvre d’une rare obésité : Goto, un des boss du Yamaguchi-gumi (principal clan de Yakuzas), s’était fait soigner dans les années 90 en Californie – transplantation d’un foie. Non seulement il est permis de se demander comment il a pu passer la douane (un accord avec le FBI ?), mais en plus comment a-t-il payé ? Hélas, Goto a vent des découvertes du protagoniste qui s’apprête à lâcher l’information. Et il fait suffisamment pression pour que Jake n’ait d’autre choix que de publier l’article ou mourir – ses proches sont en danger, il est mis sous protection et une de ses amies, Vanessa, subit un sort atroce.
Les derniers chapitres s’attachant alors à décrire la course contre le temps et la disgrâce progressive d’un Goto aux abois – aucun journal japonais n’acceptant de sortir l’info qui sera publiée outre-pacifique. Et les similitudes entre cette personne et le héros qui en appelle au bouddhisme pour analyser son ennemi. Finis l’humour et le caustique du début (ce n’était pas non plus la grande rigolade), le lecteur passe de la fascination à la tristesse – en faisant un petit tour par le chemin de la répulsion face au comportement de criminels qui s’adonnent, sans vergogne, au trafic d’êtres humains. Cet essai, sorte d’assurance-vie d’un journaliste qui a su garder ses idéaux (malgré quelques moments de doute), est juste la parfaite claque littéraire qui vous élargit les horizons.
Ce que Le Tigre a retenu
Ah, la sainte trinité. Mon esprit d’école prépa reprend de ce pas le dessus et propose un plan en trois parties. Et ce dans un esprit d’entonnoir (si vous êtes rompu à ce type de raisonnement) :
1. La vie au Japon et les mœurs locales. Jake Adelstein, juif américain parlant et écrivant parfaitement le japonais, est le parfait gaijin apte à nous entretenir du peuple japonais. Que ce soit la notion de l’intimité, le fait de bosser comme un âne tout en se la collant de temps à autre (au nouvel an par exemple), le manque de sommeil, c’est comme si le lecteur vivait aux côtés du journaliste. Jake, dévoué à son métier, montre également la difficulté à concilier son activité avec la vie de famille. Le félin peut évoquer des tonnes de petits détails, à l’instar du tatemae, ou ce qu’un Japonais consent à montrer en public pour ne pas perdre la face – et la réalité des choses, plus complexe.
2. Le métier de journaliste au Japon est une gageure dont Adelstein décrit les tourments. Car il convient de bien traiter ses sources, et pas seulement quand on a besoin d’elles. Un vieux de la vieille lui explique globalement ce qu’il faut devenir : un ami capable de retenir les dates d’anniversaire des proches et leur offrir des glaces de temps à autre, un individu pas trop envahissant mais indispensable, quelqu’un qui passe régulièrement prendre des nouvelles, bref être une pute mais pas trop. Primordiale est également la protection de ses informateurs (flics comme voyous) afin de ne pas se faire griller, bien qu’il faille parfois lâcher des infos plus ou moins complètes pour avancer – oui, c’est très politique comme boulot. La postface traite d’ailleurs de cette dernière problématique.
3. Enfin, et cœur du sujet, Jake A. décrit la façon dont la pègre japonaise a (salement) évolué : l’honneur et la modération des « anciens » ont basculé vers quelque chose de plus gourmand et brutal, un état de violence où les victimes (journalistes, politiciens, pauvres hères surendettés) ne sont plus seulement des Yakuzas. Les civils trinquent tandis que les liens entre la police et les criminels paraissent de plus en plus ridicules, sinon intolérables – ces derniers sont prévenus, par la police, de toute descente imminente afin d’éviter les effusions de sang… L’auteur nous convie enfin à découvrir une ville sordide et paradoxale où détenir des vidéos porno est passible de sanctions alors que « fréquenter » des hôtesses (avec happy end à la fin) chaque soir n’est aucunement mal vu, lesquelles femmes n’en peuvent plus de mépriser leurs clients.
…à rapprocher de :
– Votre serviteur connaissait déjà quelques notions grâce à l’incontournable Yakuza : Japan’s Criminal Underworld, de David Kaplan. Un essai faste et complet.
– En mode plus personnel, Confessions of a Yakuza (en lien), de Juni Saga, offre le point de vue d’un Yakuza à l’ancienne.
– En mode plus déconnant et érotique, La Crucifixion en jaune de Romain Slocombe est une chouette saga sur l’underground japonais – Yakuza à la clé.
– Avec des dessins et tout et tout, y’a Yakuza moon de Shoko Tendo en version manga par Wilson et Morikawa. Peu de choses sur les Yakuzas néanmoins, on se concentre sur l’histoire tragique d’une fille d’un boss déchu.
– Autre manga, la géniale saga Sanctuary, de Fumumora. Assez réalistes, les 12 tomes se lisent très rapidement.
Enfin, si votre librairie est fermée, vous pouvez trouver cet essai en ligne ici.
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