Sous-titre : Récit du Vieux Royaume. Oh la belle claque. Parcours d’un homme aux nombreux talents, rebondissements à foison, une écriture immensément chatoyante, voilà un titre qui ne pourra laisser indifférent. Roman d’aventure avec un fort soupçon de barbouzeries, fantasy subtile, livre d‘histoire telle que rarement enseignée, Tigre crie au génie.
Il était une fois…
Benvenuto Gesufale, homme de main du retors Podestat (équivalent de Doge) de Ciudalia, accompagne les galères fraîchement victorieuses de la Cité contre celles de Ressine. Benvenuto est plus qu’un guerrier, il appartient à la guide des Chuchoteurs, sorte d’assassins de luxe dont tous se méfient. Et il a une mission secrète pour le compte du Podestat. Car, si la guerre contre Ressine est bien sur le point d’être gagnée, les vrais affrontements sont encore à venir. Mais Benvenuto n’a pas fini d’en chier.
Critique de Gagner la guerre
Par Buddha, qu’est-ce que j’ai pu me régaler. Voilà exactement le type de romans dont est friand votre serviteur. Près de 1.000 pages, et pas un pet de graisse. Certes certains passages sont exagérément longs (notamment lorsque le héros se fait la malle et s’exile à Bourg-Preux), mais le rythme repart aussitôt pour livrer de ravigotantes péripéties renforçant, à chaque chapitre, l’intérêt de l’œuvre.
D’abord, un petit mot sur l’univers : Ciudalia est une République qui n’est pas sans rappeler quelques villes italiennes de la Renaissance (noms des protagonistes, lieux, intrigues, art de la guerre), sur un territoire côtier menacé par Ressine (équivalent d’un Empire Ottoman) côté mer et de différents royaumes dans les terres. La technologie est davantage proche de celle du Moyen-âge, avec des combats où l’escrime est roi et les armes à feu absentes. Roman de fantasy par la magie avec notamment le grand Sassanos, cependant celle-ci est relativement discrète – tout comme l’existence des Elfes et autres nains.
Ensuite, l’histoire, linéaire mais complexe. Benvenuto, ancien militaire auprès de la République, a été missionné par le Podestat Leonide Ducatore pour assurer les arrières de ce dernier. Ducatore, c’est du Machiavel en puissance, un être cynique qui utilisera le héros jusqu’à ses dernières forces. Rapidement, Gesufale sort de sa condition de tueurs efficace pour être au devant de la scène – trajectoire évidemment calculée par son patron. Lorsque certaines de ses actions (l’assassinat d’un membre du clan Mastiggia) sont révélées, le héros n’a d’autre choix que de fuir avec le sorcier Sassanos. Puis survivre suffisamment longtemps avant de revenir à Ciudalia. Mais en tant que quoi ? Glorieux émissaire, héros ou traître prêt à être pendu ?
Enfin, et sans aucun doute le meilleur, le style de Jaworski. En optant pour une narration à la première personne, l’auteur s’amuse énormément : subjectivité exacerbée où pointent ici et là d’excellents moments de franchise, quatrième mur régulièrement franchi, et aventure au jour le jour qui tient en haleine. Mais ce n’est rien face au vocabulaire d’une richesse extraordinaire, au phrasé précieux avec des passages plus testostéronés, sinon orduriers. Benvenuto est une machine de guerre, un pion qui se trouve dans des situations foncièrement mauvaises longuement examinées avant de trouver la parade, tout ça pour être au service d’un homme dont la filouterie et l’amoralité se développent à chaque page – aspects qui transpirent d’une écriture complète et roublarde.
C’est donc là la force de l’écrivain : créer un monde ex-nihilo et tisser des luttes de pouvoir, des tactiques à tous les niveaux qui tiennent plus de l’essai historique que du roman de fantasy. Et si vous prêtez deux grammes de crédibilité au Tigre, buvez ces paroles : Gagner la guerre est un roman indispensable à découvrir. Et si ce n’est guère votre genre, vous le saurez au bout de 100 pages. Et pourrez l’offrir, ça plaira forcément à une de vos connaissances.
Thèmes abordés (du moins selon Le Tigre)
Ce livre n’est pas réellement ce qu’on nomme un roman d’apprentissage dans la mesure où Benvenuto, déjà dans la fleur de l’âge, semble disposer d’un bagage très solide. Il n’est donc pas question d’améliorations du héros, mais de la mise en œuvre de ses savoirs dans des configurations nouvelles. La guerre bloc contre bloc, il connaît. Les assassinats discrets sur fond de luttes claniques, c’est son domaine. En revanche, il va découvrir ce que cela fait de passer de Charybde (émissaire privé du Podestat couvert de gloire et d’or) en Scylla (la fuite précipitée, honni de tous), avant de revenir dans la cité. Il va se rendre compte de la force de la magie, des subtilités de la politique politicienne et du dévoiement constant des élites. Bref, Gesufale subit de nombreux dépucelages, et malgré tout réussit à rendre coups sur coups.
De manière évidente, Gagner la guerre est une éclatante démonstration de ce que peut être le machiavélisme. Ducatore est l’archétype parfait du politicien sans idéaux qui s’accroche au pouvoir comme une moule à son rocher. Parce que la relève par ses enfants est loin d’être assurée, le Podestat déploie des trésors d’imagination à côté desquels ceux des pires dynasties italiennes du Cinquecento ne sont que d’aimables coups de putes de collégiennes. Que ce soient les arts, la guerre (et surtout la manière dont est gérée la paix), la politique locale, les alliances et retournements de dernière minute, tout n’est que mobilisation pour sauvegarder son intérêt personnel – en le faisant correspondre à celui de la Cité.
Dans le dernier chapitre, il est même loisible d’avoir un aperçu de ce que pense Jaworski de ses protagonistes. Et son analyse ne semble guère tendre. [Attention mini SPOIL] Un des antagonistes, influencé par une sorcière multicentenaire, explique assez bien le problème posé par le comportement de Leonide Ducatore : en supprimant toute relève, le Podestat contribue à empêcher le renouvellement de l’élite et à scléroser la vie politique d’une cité incapable de se contenter des fruits d’une guerre gagnée. Leonide n’a plus sa place dans le gouvernement, et pourtant il s’accapare le pouvoir, et le risque est grand que la République laisse place à une tyrannie éclairée – ce qui ne semble guère émouvoir le Podestat. Ciudalia va donc se transformer en empire romain, en une structure dont elle s’était pourtant détachée en prenant son indépendance ? [Fin SPOIL]
C’est également la beauté de l’œuvre : le lecteur ne serait-il pas en train de lire les aventures des méchants en fin de compte ?
…à rapprocher de :
– On m’a susurré qu’il fallait mieux commencer par Janua Vera (en lien), qui permet de mieux situer l’univers imaginé par l’auteur. Et c’est très correct.
– Un roman bien écrit où les héros souffrent, c’est également La Horde du Contrevent, de l’immense Alain Damasion. Made in France again, cocorico.
Enfin, si votre librairie est fermée, vous pouvez trouver ce roman d’exception en ligne ici.
Ping : Jean-Philippe Jaworski – Janua vera | Quand Le Tigre Lit
Ping : Pierre Lemaître – Au revoir là-haut | Quand Le Tigre Lit
As-tu lu le Cycle de Robin Hoob, l’assassin royal ? Il y a de nombreuses analogies avec cet ouvrage.
Ah bin oui tiens le Tigre, tu en es ou de L’Assassin Royal?
Haha, excellent ! Le Tigre s’est enfin attaqué à ce morceau d’anthologie qu’est « Gagner la guerre » ! Et je suis bien content de partager son jugement ainsi que celui de bon nombre de lecteurs que nous sommes, avides de grandeurs et de flamboyances !
Car oui, ce roman, c’est une grosse bouffée d’aventure, d’action, d’héroïsme pur et d’épopée guerrière.
Rien que d’en reparler, des souvenirs mémorables me reviennent avec délectation [mini spoil] : la course poursuite sur les toits, le premier assassinat de Gesufale, son entrevue « coquine » dans les jardins du Podestat, la rixe dans la taverne, la baston en mode full berserker dans la rivière, le grand incendie final… Rhââa mais d’où vient donc ce souffle épique ?
Le Tigre a bien raison, en plus de personnages très bien construits et d’une histoire aux ramifications ingénieuses, c’est surtout la plume de Jaworsky qui nous en met plein la gueule, une grande claque qui nous laisse pantois, hagard, une fois la dernière page arrivée… on en veut encore !
Il est vrai qu’on ne saurait alors que vous conseiller de lire « Janua Vera », du même auteur, afin de prolonger le plaisir. L’expérience est certes moins totale, mais c’est aussi le format qui veut cela, puisque on a là plusieurs nouvelles, forcément inégales, mais qui sont comme autant de petites touches de peintures qui viendraient parfaire un tableau déjà génial. Et puis je vous avoue que le plaisir provient surtout d’une histoire en particulier qui nous en apprend encore un peu plus au sujet de notre Benvenuto favori !
Comme j’étais toujours sur ma faim, j’ai attaqué « Même pas mort », dernière création de Jaworsky sur fond de mythologie nordique. La sauce a moins pris et je me suis arrêté au tout début, mais je met ça sur le compte de mes propres dispositions au moment de la lecture, et je me jure de la reprendre tôt ou tard car je suis certain que l’auteur me réserve encore des surprises de qualité.
La comparaison avec « La Horde du Contrevent » est tout à fait judicieuse, non pas que les univers ou le style soient semblables, mais en cela que l’œuvre nous prend au tripes et que la langue de molière est ici magnifiée, peut-être exigeante pour un lecteur peu entraîné, mais ô combien gratifiante une fois pris dans le rêve.
Bref, je stopperai ici les louanges puisqu’il serait trop facile de les multiplier, et que pour quelqu’un qui ne l’aurait encore pas lu, il est toujours préférable d’apprécier une œuvre par soi-même, qu’au travers des critiques des autres.
Mais je peux vous assurer une seule chose : vous ne le regretterez pas !
Merci Tigre pour cette excellente piqure de rappel 😉
Je ne peux que terminer avec un petit clin d’œil aux héros, au lecteur et à l’auteur :
« Ah, l’enfoiré !… »
Haaaaa, c’est exactement le genre de commentaire dont j’ai besoin : n’ayant pas envie de dépasser ma limite de 1000 mots, voilà que MLK complète parfaitement le tableau en invoquant quelques passages clés du roman. Pour ma part, outre le pétage de gueule en règle du début, j’avais halluciné face à la justesse des descriptions des fresques en préparation pour célébrer la victoire sur Ressine.
Le dernier mot de l’ouvrage s’applique également à l’auteur : « l’enfoiré, c’est fini… » 😉
Pareillement. A ce demander pourquoi il n’y a pas deja une suite!
Je te l’avais dit, je te l’avais dit, je te l’avais dit.
Oui. Oui. Oui.
Oh oui, grande claque pour moi aussi !
Ping : Alain Damasio – La Horde du Contrevent | Quand Le Tigre Lit