Dans un billet précédent (en lien), Le Tigre vous entretenait de l’existence d’un comportement aussi surprenant que, au premier abord, malvenu. Lorsque craindre de manquer anime une petite civilisation, le touriste se doit d’entrer dans la farandole. Mais pas n’importe comment au risque de devenir un citoyen de troisième zone. D’abord comprendre ses motivations, ensuite être comme le kiasu.
Pourquoi être kiasu ?
Pour rappel, un kiasu est un individu animé d’une solide crainte de manquer. Manquer de temps, d’argent, de nourriture, et prochainement se retrouver dans la dèche la plus vile. Comportement typiquement asiatique, le kiasuisme (ne cherchez pas, ce dernier terme est inventé) revêt différentes facettes qui pourront choquer plus d’une personne. Dont votre serviteur, jusqu’à ce qu’il s’intéresse aux motivations profondes de cette brochette de connards qui me grillaient la politesse dès qu…euh de ces loyaux habitants de l’Orient mystérieux.
Pour avoir essentiellement séjourné à Singapour la stricte et, dans une moindre mesure, au sein de la Chine multimillénaire (plus de deux ans en cumulé), ma modeste analyse des raisons du kiasu se fonderont ici sur des observations effectuées dans les pays cités. Pour faire sérieux, je vous propose une explication en trois parties : l’évolution de la société, le raisonnement atavique qui s’ensuit, enfin une différente approche de l’opportunisme.
Attention, cela reste mon avis d’éternel voyageur. Ne prenez pas à la lettre ce que vous lirez, gardez à l’esprit que derrière le clavier sévit un touriste – dans tous les sens du terme. Il ne s’agit que d’hypothèses, aussi je ne vous conseille pas de me citer dans votre mémoire de doctorat. Ou alors avec un énorme astérisque, du genre « je n’ai rien trouvé de mieux sur le web, désolé ».
1/ La société comme modèle
Imaginez un paisible village de pêcheurs de taille correcte. Une zone plutôt inhospitalière où l’humidité de l’air n’a d’égal que la luxuriantissime jungle. Une région minuscule qui a subi les affres de la seconde guerre mondiale – à savoir une occupation japonaise pas vraiment reposante. Voyez ce village de quelques milliers d’habitants ? Peu d’eau douce, une agriculture inexistante, une industrie qui se limite à trois pèlerins s’excitant seuls dans un hangar, une armée aussi risible que celle du Vatican, sans compter une situation géopolitique tendue.
C’est dans ce genre de pays qu’une poignée de Chinois se sont installés, évitant au mieux de continuer à vivre dans les autres États d’une fédération qui ne les tolérait guère. Au point de souhaiter vivement que cette ethnie se regroupe dans cet État du sud. Lequel fut plus ou moins contraint de déclarer son indépendance dans les années 60. En une vingtaine d’année, le Premier ministre/dictateur a réalisé un rêve. Le constat ? On n’a rien si ce n’est une populace travailleuse. Le but ? Faire de notre presqu’île un hub marchand, logistique et financier de l’Asie du Sud Est. Une cité-état respectée et à qui on ne la fait pas – avec l’aide de l’Oncle Sam. Et ils y sont parvenus. Une place financière puissante, un havre de stabilité business-friendly, un îlot de prospérité qui ne connaît point la crise.
En gros, voilà l’histoire de Singapour depuis les années 50. Pour la génération née jusqu’aux années 60, cela représente une gigantesque évolution de sa petite ville. En l’espace de quelques décennies, les habitants sont passés d’un modèle très familial vivant chichement et ne sachant guère de quoi demain sera fait à un modèle similaire, mais avec de la tune et des beaux buildings.
En rajoutant une éducation relativement stricte consistant à ne donner que le nécessaire à sa progéniture, vous obtenez des individus économes prêts à affronter un siège – regardez dix secondes la situation géographique de Singapour.
2/ Jeu de go contre jeu d’échecs
Le principe est clair : si notre société est passée aussi vite de la modeste existence à l’opulence, qu’est-ce qui empêche que l’inverse se produise ? Lors de la crise de 2008, un chauffeur de taxi m’avait résumé la manière dont, croyait-il, la cité-état gérait le chômage. Les CEO redeviennent employés, le salary-man entreprend de faire le taxi, et le chauffeur de cab repart dans son pays – Malaisie, Inde, name it. Lorsque la reprise économique était de retour, machine inverse.
D’où le rappel incessant que rien n’est acquis, qu’une belle position peut se retourner aussi rapidement que la bourse peut s’effondrer. Et qu’on doit être amené à changer de vie, voire se réinventer pour passer à travers les gouttes. Sauf que la perspective de devoir recommencer à zéro fout suffisamment les jetons pour ne pas insulter l’avenir et faire des réserves – de bouffe, de temps, de coupons gratuits, d’amis bien placés – au cas où.
3/ Assumer l’opportunisme
En une phrase : tout le monde le fait depuis toujours.
Il n’y a ni questions à se poser, ni honte à ressentir lorsque ses contemporains se comportent pareillement – attention, je ne parle pas de relativisme culturel.
Comment réagir face à un kiasuïste de combat ?
Ces présentations faites, de quelle façon doit-on s’y prendre en présence d’individus se comportant comme les derniers des crevards ? [cette partie est appelée à être, un jour, un peu plus développée]
1/ Mauvaise réaction : ignorer, au risque d’être éjecté
Vous vous en foutez. Tant mieux pour vous. Mais par ce laisser-faire de touriste naïf et en apparence bonne pâte, vous signifiez à vos interlocuteurs pressés que vous n’évoluez pas dans le même monde qu’eux. De facto, vous vous éjectez du système et n’apparaissez que comme un individu de passage, un non-citoyen qui disparaîtra de leur vue aussi sûrement qu’il s’y est inséré.
Cette nonchalance, chose extraordinaire, vous collera à la peau si bien que se défaire de ces oripeaux touristiques sera extrêmement difficile. En outre, si vous êtes amené à rester plus d’un mois dans un tel pays, il convient de s’habituer dans les meilleurs délais au kiasuïsme – après deux semaines à Shanghai, vous en aurez marre de laisser passer trois trains pour avoir le vôtre.
Pour prendre un exemple concret, imaginez-vous à la gare centrale de Pékin où vous devez acheter un ticket de train. Les Pékinois font la queue comme je fais l’amour, c’est à dire dans le désordre le plus complet et sans respecter les personnes alentour. Parmi eux, une petite vieille qui fait des coudes, vous marche sur le bout des chaussures et se faufile telle un mille-pattes jusqu’à passer devant vous. Tout ça sans s’excuser, évidemment. En vous laissant bouffer sans broncher, jamais vous n’aurez ce foutu billet. Hors jeu.
2/ Encore plus mauvaise solution : réagir frontalement
Il y a néanmoins pire que de laisser pisser : surréagir tel un roquet européen en mal de câlins. S’exciter comme un vulgaire Américain prêt à appeler son avocat et provoquer un mini esclandre. Vous dépasserez le cadre de l’impolitesse pour naviguer à vue dans les eaux troubles de l’infamie. Outre l’exclusion, vous serez méprisé.
Cela m’est arrivé lors des premières semaines de mon séjour. Représentez-vous la petite vieille, toujours la même, dont je commençais à deviner le petit jeu : celui de la rame humaine. Tu lances tes bras en avant, t’accroches à un tissu et tire de toutes tes forces pour avancer. Soit tu prends la place du couillon qui fait la queue devant toi, soit tu gagnes 10 mètres en t’agrippant à ce dernier qui, cherchant à échapper à ton emprise, remonte la queue comme si le diable intentait une feuille de rose à son encontre.
Tout ça pour dire que cette petite conne, bah je l’ai regardé dans les yeux en lui assénant quelques mots (« attention », « tu peux pas », « ne me fait pas ça », dans un mix de mandarin/cantonais assez abrupte à l’oreille). Mais impossible d’accrocher son regard fuyant qui faisait semblant d’admirer le linoleum par terre. Et quand j’ai enfin réussi, j’ai vu un mélange de peur et de déception, saupoudrées d’un effarement au terme duquel le regard s’est définitivement voilé : j’étais mort à ses yeux. J’avais osé remettre en cause sa légitime habitude à grapiller des places (sans demander la permission ni dire merci), habitude transmise par sa mère, laquelle la tenait de son aïeule et ce jusqu’à la dixième génération.
3/ Comportement adéquat : se fondre dans la masse
Le plus simple est de, trivialement, faire comme n’importe quel kiasu. Avec tact, constance et naturel.
Il convient d’opérer un changement de mentalité et d’adopter la posture du « passif agressif », qui consiste à gagner du temps/de l’argent rien que pour soi et sans trop penser aux autres. Ces derniers font de même, alors pourquoi les considérer comme des adversaires ? Ce sont seulement des obstacles mouvants contre qui aucune haine ne doit être directement dirigée.
J’ai retrouvé, quelques mois après, ma dame d’un certain âge dans un magasin qui distribuait des échantillons gratuits. A moins que ce ne fût sa sœur. On s’en branle. Toujours est-il qu’elle me broyait les côtes avec ses coudes khâgneux pour récupérer quelques jus de raisin à l’œil. Je n’ai rien lâché, on se tirait la bourre comme deux bossus pour arriver, presque en même temps, au bout de la queue. J’étais plutôt porté sur les macarons, cependant le stand de distribution était le même. Pendant mon mini-périple avec elle, pas un mot ni un regard ne fut échangé. Chacun essayait de placer une partie de son corps devant l’autre afin de faire comprendre qui était le boss. Chaque décimètre était une ligne d’arrivée qu’il fallait atteindre coûte que coûte. Je souriais, elle avait le regard porté vers l’horizon et ne paraissait pas le moins du monde dérangée par mes talons qui, par hasard bien sûr, clouaient ses sandales au sol.
Je crois qu’elle a autant aimé ça que moi. En réalité, elle ne m’a même pas calculé. Une pureté de kiasuïsme servie par un barycentre suffisamment bas placé pour passer entre les individus serrés. Y’en a qui ont le physique aidant.
Conclusion du kiasu vu de l’intérieur
Si vous ressentez un tant soit peu d’empathie pour vos congénères, vivre en Asie du Sud-Est devrait faire de vous un kiasu des plus performants. Un être de lumière dont l’expression « être au taquet » serait proverbiale. Sachant que vous pourrez tout perdre du jour au lendemain, ne se fiant guère au confort matériel présent mais pensant au pire avenir (durable ou non) qui s’annonce, le kiasu ne laisse aucune place au hasard – même si cela signifie en faire trop.
En fait, le kiasuisme est une certaine forme d’esthétisme de la modernité. Quand tout va trop vite, trop bien, il est bon de garder ses antiques réflexes et collecter, ici et là, de quoi améliorer un ordinaire qui pourrait vite partir en sucette.
KIASU. Ne voyez plus ce terme comme un reproche. Mais la preuve vibrante que votre intégration à l’univers sud-asiatique est presque complète. Soyez cependant attentif à la manière dont ce doux son est prononcé. En effet, si vous entendez le mot « Kiasi », il s’agit de tout autre chose. C’est la peur de mourir. Rien à voir. Tellement que ça mériterait un autre billet.
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