VO : Shop Class as Soul Craft. An Inquiry into The Value of Work (la traduction française est plutôt libre). Conseillé par un ami philosophe (l’entourage du Tigre est vaste), cet essai tente de démontrer de manière très docte comment le travail dit « intellectuel » est une supercherie contemporaine. Compliqué voire abscons, j’ai bien failli lâcher le morceau.
De quoi parle Eloge du carbu, et comment ?
Matthew B. Crawford a eu un parcours assez atypique. Élevé dans une communauté au sein de laquelle il remplissait de menues fonctions d’électricien, étudiant à l’université porté sur la mécanique, doctorant talentueux à qui on propose ensuite la direction d’un think tank (rémunéré par une compagnie pétrolière), poste qu’il a quitté pour monter un garage de réparation de motos.
A ce titre le quatrième de couv’ est un peu trompeur : ce n’est pas l’histoire d’un homme qui du jour au lendemain laisse tomber son très lucratif métier de col blanc. Plutôt celle d’un « enfant de la balle » très tôt plongé dans le bain de la bricole qu’il n’a jamais quitté. Aussi lorsque son métier ne lui convient décidément pas, c’est tout naturellement que Matthew se tourne vers ce qu’il sait faire de mieux. Pas de reconversion étonnante donc.
Car l’auteur est un grand connaisseur des mécaniques d’une moto et ne se prive pas, au long de cet essai, de nous faire partager ses joies (et surtout ses problèmes, dans le sens scientifique du terme) lorsqu’un tel objet doit être réparé. A ce titre Le Tigre, certes curieux, a eu souvent du mal à saisir de quoi il retourne. Par exemple :
S’armant d’un pied à coulisse vernier pour mesurer la compression du ressort, il me fit resserrer l’étau jusqu’à ce que la lecture du vernier corresponde à la mesure de la soupape au repos moins la longueur de son ouverture maximale.
Bon, ça me parle un peu, mais après dix pages de cet acabit j’étais content que Crawford revienne à des considérations plus « philosophiques ».
Et voilà le grief contre l’auteur : Le Tigre a fait un cycle supérieur et aime à croire qu’il est en mesure de comprendre quelques notions mobilisant les neurones. Or ici c’est trop, on a l’impression de lire une thèse. Notes de bas de pages plus longues que le texte, termes exagérément épineux à saisir, faut s’accrocher. Imaginez avoir ce genre de prose toutes les dix lignes :
Elle présuppose une forme de solipsisme […]. Mais il s’agit là d’une conception qui oblitère notre dette naturelle à l’égard de l’univers et manifeste une forme d’ingratitude profondément erronée sur le plan moral.
Autre petit défaut, le traducteur a parfois eu un certain mal à rendre compte des mots utilisés par l’auteur, du coup il les indique (« pattern » pour configuration) ; en sus le lecteur sentira la grammaire anglo-saxonne (utilisation du passif notamment).
Pour conclure, Éloge du carburateur est un superbe outil d’appoint pour tout manager ou curieux du monde de l’entreprise. Hélas cet essai ne saurait se lire seul, sur un coup de tête à moins d’avoir du temps et une partie de cerveau disponible. En VO ça pourrait aussi mieux le faire.
Ce que Le Tigre a retenu
Eu égard à la scandaleuse densité de l’ouvrage et le cahier des charges du Tigre (500 à 1.000 mots, exceptionnellement plus), je vais m’attacher à résumer deux-trois idées qui ont eu un certain écho dans mon esprit. Bref, les rares considérations que j’ai été capable de saisir.
Déjà, le système économique et productif qui fait que l’esprit de réparation a quasiment disparu. On pense de suite aux nouveaux produits dans le marché : il ne viendra jamais à l’idée de personne de réparer son smartphone qui a un défaut d’affichage. La plupart du temps, le concepteur s’arrange pour qu’on ne puisse l’ouvrir. La porte de votre micro-ondes est cassée, il revient moins cher d’en acheter un nouveau que de changer ladite pièce. Tout s’est complexifié, les notices sont écrites par des intellectuels qui ne comprennent rien au produit, bref il semble temps de revenir à quelque chose de plus simple.
Ainsi, il vaut mieux être de suite plombier plutôt que trainailler à l’université. Ce premier métier nécessite un apprentissage progressif inégalable dans les livres, et surtout n’est pas délocalisable.
Ensuite, la réparation des motos anciennes à proprement parler. Et bah c’est bien plus retors que bichonner sa voiture. Ces bestioles là sont terriblement susceptibles. Fabrication à la base pas forcément bien pensée, diagnostiques des pannes qui sont de vraies quêtes, on n’est pas loin de traiter avec une entité vivante qui (selon la marque) a ses propres défauts et doit être manipulée avec d’infinies précautions. Le mécanicien pourra dévorer l’ouvrage en se concentrant uniquement sur les anecdotes de l’auteur dans ce domaine.
Enfin, en guise de vrac : les diplômes qui ne sont que signalétiques et sont grandement démonétisés ; le taylorisme qui a fait disparaître l’artisanat et qui s’applique au secteur tertiaire ; la dictature « soft » de l’entreprise où l’employé se doit d’adhérer à sa politique,… Mais surtout les cols blancs qui œuvrent au sein d’un poste tout sauf intellectuel puisque les processus de création et de gestion des tâches sont décidés par une minorité au sommet.
…à rapprocher de :
– Aucune idée pour l’instant, désolé. A part que je vais me mettre à la plomberie (ou pompier, ou contremaître, ou…).
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