Question cruciale, à la base même de la gestion des loisirs de l’Homme du 21ème siècle. Un livre, aussi bon soit-il, mérite-t-il d’être impunément twicé ? Et ce au mépris de ses petits congénères ? Le sujet est sensible, et ne saurait être traité à la légère. Justement, Le Tigre s’apprête à le faire.
Quoi ?
Au cours d’un dîner chez des amis léopards, je parcourais leur bibliothèque lorsqu’un ouvrage a attiré mon attention. Le prenant entre mes doigts, celui-ci me dit alors, d’un ton aguicheur mêlé d’un certain reproche et en anglais (puisqu’il était écrit dans cette langue) : your friend read me. Twice. Comme si c’était un crime de relire un bouquin. Et ce verbe d’un barbarisme néo-saxon, twicer, c’est d’un chic écrasant !
S’est alors posée l’évidente question : que penser du fait de relire (une fois, dix fois, mille fois comme un gamin dans une école coranique) un bouquin ? Est-ce acceptable ou complètement inutile ? Mince, y’a de quoi écrire un article ! Dont acte.
Pour rendre la discussion un peu moins chiante, imaginez deux piliers de bar à une heure avancée qui discourent sur les bienfaits et méfaits de la relecture d’une œuvre littéraire. Pour être manichéen, l’un sera pour, l’autre contre. Et comme ils ne sont pas totalement beurrés, ces individus ont la courtoisie de laisser l’autre développer son argumentation sans intervenir tel le roquet (merci encore Jacques). Sans compter qu’ils ont eu la même idée de plaider en trois parties.
Certes l’avantage sera au second, qui pourra rebondir sur les idées de son acolyte. Mais c’est sans compter le serveur (Le Tigre bien sûr), qui, fermement décidé à fermer l’établissement (le post) proposera une délicieuse synthèse qui représentera ma position finale.
La parole est au pilier au pastis : pourquoi relire un livre
Un célèbre philosophe (ai encore oublié qui, tsss) disait quelque chose dans le genre : au lieu de me bassiner avec les livres que tu as aimés, crache plutôt le titre de celui que tu as le plus relu. J’aime bien commencer par une citation bien sentie. Et cette phrase veut tout dire : le livre qu’on adore, et bien on le relit naturellement. La nature humaine, rien que ça !
D’abord, à l’instar d’un excellent film ou d’un succulent plat dans le même restaurant, je ne vois pas pourquoi je me priverai du petit plaisir de relire un bon texte. Ça ne mange pas de pain de se concentrer sur ses propres petits classiques. En jetant un œil à la production littéraire qui inonde le marché actuel, y’a pas grand chose à se mettre sous la dent. Et puis j’fais c’que j’veux.
Ensuite, la mémoire de l’Homme est traitre, et il est triste à noter que l’intrigue, les bons passages, etc. d’un roman sont vite oubliés. Le temps efface les souvenirs qui nous ont tant marqués, et seule demeure l’exquise impression d’une lecture réussie. Réitérer la lecture est bienvenue, et ce sera d’autant meilleur si le lecteur attend quelques années avant de twicer un livre. Si tout le monde s’est un jour retapé la (première) trilogie de Star Wars (ou SdA, ou autres), ce n’est pas pour rien.
Enfin, lire une fois une œuvre d’exception n’est jamais suffisant. Dostoïevski, Gide, Faulkner, La Sainte Bible, Musso, Camus, Grass,…que des écrivains dont le génie se savoure même après avoir bouffé vingt fois un de leurs romans. Car les thèmes qu’ils abordent sont universels et trop peu d’auteurs peuvent les traiter aussi magistralement. Valeurs sûres, inégalées et indétrônables, chaque lecture apporte une nouvelle grille d’analyse. Comme regarder quelques James Bond après ses 18 ans et halluciner devant les sous entendus grivois du double zéro.
Bref, lire et relire, c’est toujours découvrir. Avec un redoublé plaisir.
La parole est au pilier au whisky : il ne sert à rien de relire un livre
Faisons péter les citations crétines, puisque ça semble la mode : changement d’herbage réjouit le troupeau. Même si l’herbe n’est moins verte ailleurs. Je pourrai m’arrêter là. Mais ce n’est pas mon genre.
Premièrement, l’amour de la littérature. Se cantonner à relire quelques romans (ou autres) sans prendre le temps de poser son œillère pour voir ce qu’il y a de nouveau, c’est tout bonnement criminel. Déjà les nouveaux titres seront sûrement plus en phase avec ton époque que les vieilleries ressassées. Si les reboots marchent, c’est un signe. En outre, économiquement parlant, autant acheter des ouvrages de gens vivants (la plupart va certes toucher des clopinettes) au lieu de thésauriser connement comme une petite vieille craintive.
Deuxièmement, on se représente rarement les inconnues merveilles qui parsèment les bibliothèques. A quoi bon être comme un archéologue qui s’est arrêté au premier temple découvert à l’orée d’une jungle immense où d’autres l’attendent ? Relire un livre, c’est louper un nouveau. Car le temps nous manque terriblement, or lire en mobilise pas mal. Manger, regarder un film, aucune de ces activités ne nécessite 100% de notre attention, d’ailleurs faire les deux à la fois est courant. Mais lire, c’est bien plus « actif » et à part être veilleur de nuit peu d’individus ont le luxe de se permettre de twicer.
Troisièmement, l’oubli. J’aime croire que tout ce qu’on lit reste gravé dans les méandres du cerveau, et est potentiellement mobilisable, du moins dans l’inconscient. Plus de livres = rêves plus fous. Le must serait de tout se souvenir par cœur, comme le héros de Champs de ténèbres qui grâce à une pilule miracle voit ses capacités intellectuelles décuplées. Si apprendre c’est se souvenir pour un obscure philosophe, alors relire serait d’autant plus inutile. Et puis si la moitié d’entre nous finira avec un Alzheimer, alors franchement autant tout oublier dans les grandes largeurs.
Whatever, lire et relire, c’est comme créer un objet et puis le lustrer : n’est-il pas pourtant plus beau égratigné par la mémoire humaine ?
Conclusion du bartiger
Bon les mecs, je vais vous mettre d’accord. Asimov a ses trois lois de la robotique, Le Tigre ses trois lois de la relecture.
Loi n°1 : tu ne liras pas deux fois le même livre. Ton précieux temps doit servir à découvrir de nouveaux auteurs. A la rigueur, tu peux relire le même titre dans une autre langue ou par ce que tu l’as lu en diagonale.
Loi n°2 : par exception à la loi n°1, tu ne reliras jamais un livre sans avoir attendu douze années. La différence d’âge sera alors suffisante pour que la maturité acquise permette une relecture sous un angle différent (sans compter que le gros du bouquin aura été oublié).
Loi n°3 : par exception aux lois n°1 et n°2, tu pourras relire autant de fois que tu veux une BD, un comics ou un manga. C’est bien moins chronophage. Bon d’accord, ça peut aussi se lire aux chiottes.
Allez zou, on ferme ! Et pour info, « twicer » c’est de l’argot anglais qu’on pourrait traduire par « loser deux fois ». Le terme annonçait donc déjà la réponse.
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qui déjà a écrit « on n’a pas vraiment lu un livre tant qu’on ne l’a pas lu dix fois » ? ionesco non ?
Aucune idée, internet ne m’a pas aidé. Sûrement quelqu’un avec une mémoire de poisson rouge. Ou un esthète.
haha ! moi non plus je ne retrouve pas(comme quoi j’ai une mémoire de poisson rouge moi aussi ! ), d’ailleurs ma citation est approximative, d’où les difficultés à retrouver la vraie citation.
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Sacré Tigrou,
Je suis heureux de te voir utiliser le néoverbe twicer avec tant de doigté.
Sur ta loi n°3 je te trouve un peu dur, tu relègues tout le 9ème art aux chiottes au seul prétexte que c’est moins « chronophage »…Je ne pense pas relire d’ici peu des ouvrages comme Blankets, Box Office Poison, Blast, Monster etc. ou alors tu fais une distinction entre la BD « comique » et le « roman graphique ».
Sur ta loi n°2 je te trouve un peu arbitraire, pourquoi 12 ans? Pourquoi tant de règles et de rigueur dans l’exercice de la relecture? Ou y est le plaisir? Je t’avoue que je ne vais pas attendre 12 ans pour relire des livres peu perméables comme l’Iliade, la Divine Comédie, les Chants de Maldoror ou les Ecureuils-je-sais-plus-quoi de Katherine Pancol (mais là c’est juste le titre qui est obscure). D’ailleurs quid de la poésie? Subit-elle elle aussi ce châtiment duodécennal ? On a pas le droit de se relire un petit ver de tant à autre, comme ça tranquille, accoudé au zinc?
Cher Niccke,
je suis heureux de te voir réagir aussi promptement dès la publication de mes articles (5 mois, mais tu n’es pas le seul). Pour répondre à tes légitimes questions :
1/ Le 9ème art est, sur ce site, divisé en quatre sous-catégories (même si ça ne voit guère) : « roman graphique », « BD franco-belge », « manga » et « comics ». Seuls les trois dernières sont reléguées aux chiottes, à juste titre pour les mangas comme tu peux le découvrir ici : http://www.quandletigrelit.fr/les-sutras-du-tigre-60-la-polylecture/
2/ 12 ans, parce que c’est le numéro préféré du Tigre. Explication suffisante à mon sens. Quant à la poésie, tu peux boire des alexandrins ici et là, mais uniquement en vue de draguer ta voisine de bar (à alcool ou à mitsva).
Amitiés félines
ps: je ressens comme un frémissement : tu fais moins de fautes d’orthographe, Tigre est content pour toi. C’est un peu à ton attention que ce dernier billet avait été écrit : http://www.quandletigrelit.fr/les-sutras-du-tigre-14-la-journe-de-lortographe/
Merci pour ces encouragements, en effet mon orthographe s’améliore, je n’ai identifié que deux fotes. Je continue à bosser, j’espère pouvoir passer en 5ème l’an prochain, mais j’ai encore du boulot en allemand d’après Mme Descoins. Bref, je vais lustré mon goedendag une nouvelle fois et m’infliger ce que je mérite.
Je tiens juste à préciser que je suis tomber sur ce sutra suite à ma lecture de ton article sur Paul à une job d’été (ils disent « la » job là-bas. Oui. Je sais.), preuve que je suis de temps à autre à la page, même si j’aime bien relire des vieux articles de ce terrible blog (dois-je attendre 12 ans pour cela?).
Je suis triste que mes compatriotes soient relégués aux chiottes, mais soit (prononcez le « -t »), il en est ainsi.
Ping : Michel Rabagliati – Paul a un travail d’été | Quand Le Tigre Lit
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