VO : A Scanner Darkly. Le Tigre a rarement pris une telle claque littéraire. Hallucinations, déchéance, paranoïa, schizophrénie, le tout est d’une violence et d’une tristesse déprimantes. K. Dick a écrit un ouvrage presque biographique mais avec la puissance et la vision d’un roman de SF. Superbe.
Il était une fois…
Dans une Amérique plus ou moins futuriste où la technologie semble avant tout au service de la répression, la Substance Mort (« SM », et sans commentaires) est l’ultime drogue qui détruit consciencieusement ce qui reste des hippies et autres rêveurs des sixties. Fred est un flic infiltré dans le monde des stupéfiants et porte pour cela un « complet brouillé » cachant son identité. Un beau jour, il doit espionner Bob Actor, junkie qui est en fait sa couverture. La SM faisant des ravages, Fred / Bob va doucement glisser en enfer….
Critique de Substance mort
Philip K. Dick est un grand malade. Dans le bon sens du terme, mais aussi parce que c’était un toxicomane reconnu. Ce livre a été écrit quand il était en plein trip, et (heureusement) simplifié une fois un peu plus clean. Le résultat est un titre court (pour du K. Dick) qui reste globalement fluide.
Déjà, petit coup de gueule contre le saligaud qui a jugé bon de traduire A Scanner Darkly par Substance Mort, sans se fouler. Car c’est oublier que le titre en VO fait référence au treizième chapitre du 1er épitre aux Corinthiens, notamment ce passage :
Maintenant nous voyons dans un miroir, d’une manière obscure, mais alors nous verrons face à face; aujourd’hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme je suis connu
Or le fait de se voir à travers un miroir, et d’une sombre façon, c’est justement le sujet principal du roman, bien plus que la fameuse drogue. Car le héros, flic œuvrant en « sous marin », en vient à surveiller sa propre couverture. Et de fait Fred a accès à des enregistrements où il voit Bob (lui-même donc) qui est autant son côté sombre que l’ange déchu. Lequel au fil des pages prendra le dessus.
L’histoire est en effet terrible, entre délires de drogués et lente plongée du protagoniste principal et de ses proches dans les tourments de la dépendance. Dédié aux connaissances de K. Dick comme à lui-même qui sont morts (ou ne sont pas passés loin) à cause des stupéfiants, le lecteur doit garder à l’esprit que tout ce que raconte l’écrivain dans cet ouvrage lui est arrivé.
A la sauce SF et avec la paranoïa omniprésente (donc oppressante) propre à l’Américain, il en ressort un chef d’oeuvre (oui, c’est le terme) que tous se doivent d’avoir lu au moins une fois. Rien que pour la révélation finale qui, en plus d’être impressionnante, apporte une touche de noir optimisme.
Thèmes abordés (du moins selon Le Tigre)
La drogue, bien sûr. K. Dick sait de quoi il parle, le salopiaud. Je ne vais pas vous entretenir de ses dangers, mais de quelques effets secondaires magnifiquement contés. Le Tigre se remémore notamment, outre les « aracho-visions », quelques protagonistes bourrés jusqu’à la moelle discourant du VTT qu’ils ont. Le vélo a 21 vitesses, on leur a dit, et avec 3 plateaux et 7 pignons nos amis se creusent la tête pour savoir comment on peut bien compter lesdites 21 vitesses. Marrant mais édifiant.
K. Dick nous présente, de manière subjective, comment la lutte contre ce fléau est loin du compte. La politique du gouvernement semble inadaptée car tournée principalement vers la punition, quant aux campagnes de prévention le début du roman nous offre un aperçu assez cynique. Si vous rajoutez le héros qui en vient à s’espionner lui-même, je vous laisse imaginer l’immense efficacité des enquêtes en cours.
[SPOIL Attention !] La beauté finale de ce roman, l’exquis retournement vient lorsque Fred / Bob, qui n’est plus en état de faire quoi que ce soit, est placé par l’État au sein d’une ferme afin de se reposer (jusqu’à ce qu’il aille mieux, donc quasiment à vie). Il s’occupe de fleurs omniprésentes qui se révèlent être la matière première de la SM… Là, on découvre qu’en réalité on l’a laissé griller son cerveau afin d’arriver dans cet endroit pour (on l’espère) amasser des preuves. Sombre optimisme, comme je le disais. [Fin SPOIL]
…à rapprocher de :
– Un film (à la photographie originale) est sorti, avec le mignon Keanu Reeves. A ne pas regarder bien évidemment.
– De Dick, court et abordable (question lecture), il faut absolument se farcir A rebrousse-temps. Ou alors le recueil de nouvelles Le dernier des maîtres. De très belles pépites.
– Le lecteur courageux qui a aimé les délires sous l’emprise de substances illicites se régalera de la tétralogie SIVA, monstre littéraire que Le Tigre n’a su finir.
– K. Dick était notamment pété aux amphèt’ pendant l’écriture de ce roman, un essayiste a parlé de cette drogue, dans Accroc au speed. Surprenant.
Enfin, si votre librairie est fermée, vous pouvez trouver ce roman via Amazon ici.
Est-ce que pour vous, on peut considérer comme volontaire la séparation actor/arctor, page 154 de l’édition folio sf? Je le relisais pour la énième fois et ça m’a sauté aux yeux. Je n’avais jusqu’alors pas fait le lien entre le nom arctor et le déterminant actor. Weird stuff.
J’ai la version imprimée en 2006 et Actor apparaît bien. A mon humble avis c’est une coquille. Sinon ce nom serait revenu. Et dans le contexte ça me paraît négligeable si fait exprès. Bravo pour avoir vu cela d’ailleurs
Et bien, je viens de retomber dessus plus loin dans le livre et cette fois la confusion est délibérée. P197/198 :
« Arctor, Actor songea-t-il. Bob l’Acteur est pourchassé… ».
🙂
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Le meilleur Dick pour moi, et je rejoins Karkaf, le film est tout à fait « regardable » après avoir lu le livre, surtout avec ce rendu très psyché.
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C’est vraiment un grand Dick, un de mes préférés. Peut-être justement parce qu’il est si noir : tout pourrait s’améliorer par moments, mais tout empire toujours dans des réactions à multiple détente (ainsi de la déchirante histoire d’amour que vit Bob/Fred, ou des dégâts causés par son pote parano).
Après la lecture, on peut même voir le film : la réalisation est intéressante, les ambiances glauques bien rendues par la photo, et la complexité de l’histoire n’est pas sacrifiée par le scénario.
En plus, la transformation des acteurs filmés dans une sorte de dessin style comics parvient à faire de cette endive de Keanu Reeves un acteur capable d’exprimer des sentiments, et rien que pour ça, ça vaut le coup !
J’ai zappé l’histoire d’amour, ce n’était pas à l’époque ce qui m’avait marqué. Concernant le film, je ne l’avais pas trouvé renversant, mais au moins le roman, comme vous dites, n’a pas été maltraité.
En règle général, les bons films de SF sont rares, pas évident de rendre compte des environnements imaginés par les auteurs.
Feulement vôtre.
Ce qui est bien avec cette histoire d’amour, c’est qu’elle n’est là que par touches, justement, entremêlée au reste de l’histoire (et faisant partie de ses rebondissements les plus inattendus, mais non, je n’ajouterai rien au spoil !) et que Dick arrive à y insuffler le même malaise que pour le reste : est-ce bien de l’amour ou plutôt de la manipulation, ou bien les deux ?
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