VO : The Book of Genesis. Prenez les cinquante premiers chapitres de la Bible, et foutez-y un des plus grands auteurs de comics underground de tous les temps. Le résultat, surprenant, se laisse plutôt regarder…le dessin, excellent quoique grossier, ne parvient toutefois pas à rattraper un texte qui est décidément bien chiant.
Il était une fois…
Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. La terre était informe et vide ; les ténèbres couvraient l’abîme, et l’Esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Dieu dit : « Que la lumière soit ! » et la lumière fut. Et Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière et les ténèbres. Dieu appela la lumière jour, et les ténèbres Nuit. Et il y eut un soir, et il y eut un matin ; ce fut le premier jour. [cinquante chapitres après…] Joseph mourut, âgé de cent dix ans. On l’embauma et on le mit dans un cercueil en Égypte.
Critique de La Genèse
Qu’est-ce qui a pris à une telle sommité du comics américain oldschool d’illustrer la Genèse ? De là à croire une idée qui a violemment émergé à la suite d’un trip sous acide, il n’y a qu’un pas…jusqu’à visionner le résultat.
Même si le texte n’est point de Crumb, la façon dont il a essayé de le rendre vivant indique un haut degré d’analyse et d’interprétation d’un document considéré par beaucoup (je n’entrerai pas dans ce débat) comme sacré. Premiers chapitres d’un bouquin sur lequel s’appuie la plupart des religions monothéistes, il est amusant de remarquer les nombreuses répétitions, notamment les alliances entre Dieu et untel pour qui le Puissant « fera de lui une grande nation » et autres « je multiplierai ta postérité autant qu’il y a d’étoiles ». Le pire, à mon sens, est l’abondante généalogie fournie qui perdra plus d’un lecteur (et vis-à-vis de laquelle Robert C. a multiplié différents portraits). Par exemple :
Abraham prit encore une femme, nommée Cétura. Et elle lui enfanta Zamran, Jecsan, Madan, Madian, Jesboc et Sué. Jecsan engendra Saba et Dadan ; les fils de Dadan furent les Assurim, les Latusim et les Laomim. Les fils de Madian furent Epha, Opher, Hénoch, Abida et Eldaa. – Ce sont là tous les fils de Cétura.
Le félin s’est donc arrêté à la 130ème page, se disant que le dernier tiers ne serait pas bien différent du reste. Le problème, en fait, ne vient pas de l’auteur américain. Le pauvre a voulu s’attaquer à un monument de littérature en ne changeant pas un seul mot. C’est tout à son honneur. Néanmoins, il subsiste de verbeuses longueurs qui rendent ces pages globalement ennuyeuses (dès la cinquantième), et ce malgré les impressionnants efforts de Bob pour rendre le tout attractif.
Le Tigre finira par énoncer qu’il lui vient rarement l’idée de sortir sa poussiéreuse Bible pour en lire le début. Cependant, grâce à Crumb, j’ai pu parcourir avec une peine minimum la prose antique à l’origine du Monde – dans la limite des deux tiers certes. Et figurez-vous que, par acquit de conscience, j’ai quand même vérifié avec l’original : les termes sont bien les mêmes. La Bible est BD-compatible, hosanna. Quant au dessin, je vous donne rendez-vous au paragraphe suivant pour en savoir plus.
Thèmes abordés (du moins selon Le Tigre)
L’illustration de la Genèse mérite un paragraphe dédié, Crumb étant un auteur avec un style plutôt particulier – personnages soignés avec des traits grossiers et aux regards concupiscents, noir et blanc hachuré qui fait tâche sur les bords. Et bah ce même style a été appliqué à ce texte aride, c’est-à-dire que Robert C. ne s’est aucunement censuré avec le genre naïf (certains diront peu respectueux) fait de protagonistes loin d’être visuellement parfaits. Ça en devient presque marrant tellement l’auteur n »est pas tendre avec ses personnages légendaires. Les femmes, par exemple, ressemblent plus à des concierges aigries de soixante balais qu’aux Reines de l’antiquité. Rien que la tronche de Saraï (Sarah) vaut le détour, putain elle fait peur.
L’air de rien, ce travail d’orfèvre (certains planches ont dû lui prendre des plombes) participe à une forme de désacralisation. Déjà, apposer des visages bien précis à Noé, Mathusalem et consorts les rend forcément plus sympathique, même si leur vénérable âge se lit sur leurs traits (plus de 500 ans pour les premiers). Ensuite, la perception des choses divines reste très humaine, que ce soit Dieu en barbu colérique (celui de l’Ancien Testament) ou les manifestations naturelles. Enfin, l’interprétation est de surcroît contemporaine, à savoir que les postures (la guerre, le sexe) et tableaux représentés n’ont rien à voir avec l’iconographie « traditionnelle » de la Genèse.
Bref, cette Genèse constitue un travail tout personnel d’un homme qui, malgré ses propres visions de l’espèce humaine (les femmes avec des cuisses plus larges qu’un baobab issu des jardins de Babylone ou des culs qui pourraient rivaliser avec le mont Sinaï), parvient à éveiller une ébauche de sentiment d’immersion vis-à-vis d’un ouvrage avant tout symbolique.
…à rapprocher de :
– De Crumb, Fritz le Chat est un monument inoubliable. Faudrait que je m’en charge un de ces quatre.
Enfin, si votre librairie est fermée, vous pouvez trouver ce roman graphique en ligne ici.