Trois récits, trois histoires qui s’entrechoquent, trois visions pessimistes et passablement déprimantes de la capitale, et, par extension, du cheminement pris par l’Europe de l’E…euh centrale. Tim Demeillers a une plume riche et agréable à l’œil, j’ai été plus que satisfait de ce petit voyage dans le cœur sombre de l’Europe « libérée » de la dictature.
Il était une fois…
D’abord, il y a Marek qui a quitté Prague à l’aube du XXIème siècle vers les États-Unis, autant pour gagner des pépettes que fuir la belle Katarina. Parallèlement, ce brave Jacub, ami du premier, a décidé de rester. Jacub était un roi dans la ville, et le voilà devenu en une quinzaine d’années, à force de haine et de substances plus ou moins illicites, l’ombre de son passé. Enfin, l’Anglais Scott, en vacances avec des potes, fait un détour de deux jours via la capitale tchèque. Alcool non-stop, filles pas chères, la culture n’est pas à l’ordre du jour – tout est tristement vrai. Ces personnages vivent, plus ou moins longtemps, leur Prague, entre espoirs et désillusions à s’arracher le cœur.
Critique de Prague, faubourgs est
Je vous avoue avoir commencé ce bouquin à reculons. Pragues, mouais. Un premier roman, ma nature casanière est méfiante par nature. Et puis un auteur jeune (mon âge, putain) qui écrit des guides touristiques et autres trucs journalistiques, je craignais l’ennui ferme. Encore et encore, Le Tigre a eu tout faux. Première fois que je trouve qu’un ouvrage est un « carré de trois », avec pour résultat le neuf, comme pour souligner l’état supposé d’une ville en pleine transition.
Premièrement, la triple narration (chacun a droit à environ trois chapitres) permet à l’écrivain d’aborder le sujet avec différents styles. Jacub est tout en rage, avec des phrases hurlées parfois longues de dix lignes, des imprécations à l’intention de ses contemporains. En fait il a surtout la hargne contre lui-même. Marek, plus détaché, revient à Prague tel un étranger et se remémore avant tout le glorieux passé avec son pote. Scott, c’est le touriste moyen, le mec à l’écriture basique qui, sur la fin, a quand même une petite révélation – aller plus à l’Est, là où les jeunes femmes ne sont pas encore souillées.
Deuxièmement, le scénar’ se décompose en trois périodes souvent poreuses : les années 80, grises et mornes ; la décennie précédant l’an 2000, fucking successful pour les deux Tchèques dealeurs en chef qui ne voient pas que le pays perd son âme ; et puis l’arrivée du tourisme de masse, à savoir les Angliches et Teutons qui passent le temps d’un weekend pour baiser à couilles rabattues. Sachant qu’on passe volontiers d’un flashback à un autre, ne vous inquiétez pas si vous pensez perdre le fil : il m’est souvent arrivé de devoir relire des pages entières pour savoir où on en est. Heureusement que l’écriture de Demeillers, précise, est paradoxalement chantante. Les mots sont justes (certes excessifs dans la bouche de Jacub), touchent l’essentiel et méritent à ce titre d’écouter les morceaux de musique proposés par l’éditeur.
Toutes ces bonnes choses étant dites, pourquoi ne pas mettre la meilleure note à ce chouette roman ? Outre le fait que ça part dans tous les sens, j’ai trouvé les personnages un poil trop caricaturaux et antipathiques. Ressasser ses souvenirs, se plaindre, déprimer sur l’état de son pays, la vision de l’auteur m’a paru exagérément sombre. Prague, faubourgs est est une invitation aux Tchèques à se flageller sans autre forme de procès. Cependant, n’importe quel lecteur qui a passé un weekend là-bas aura les mots de Demeillers entrer en résonance avec ses propres souvenirs.
Thèmes abordés (du moins selon Le Tigre)
Grâce à ces trois témoignages s’ébauche une certaine analyse de la situation, voici les deux trucs que j’ai à peu près retenus :
Le titre renvoie à un projet de rachat (est-ce vrai ou une allégorie du capitalisme de branleur ?), par les Japonais, d’un quartier entier de Prague. Et cette opération permettrait de garder l’endroit inchangé en tant que quartier « typique » de la capitale – le reste s’est occidentalisé à vitesse grand V grâce à l’arrivée des capitaux de l’Ouest. C’est bien ça le problème : l’accaparement des ressources par le Premier Monde qui a imposé son modèle et son rythme en exportant les paillettes et les fast food avant les fondamentaux d’une démocratie – transparence, État de droit, tutti quanti. Et les Tchèques les ont accueillis les bras ouvert. Les cuisses aussi.
Et oui, il est souvent question de sexe, du moins de la manière dont les beaux gosses locaux (mais alcooliques) se sont fait détrôner par les bedonnants étrangers. La capitale n’est pas que violée dans son esprit, mais aussi dans les corps de les belles femmes qui peuplent le pays (lorsqu’on n’apporte pas les Moldaves). Cette terrible constatation d’une domination sexuelle par la tune, reflet d’un capitalisme sans régulation aucune, se termine en apothéose avec Scott qui coiffe au poteau Jacub et Marek. Oui, Katarina, clé du roman, unit nos trois anti héros dans un dénouement sans concessions.
…à rapprocher de :
– C’est marrant, mais peu de temps avant ce roman j’avais lu Brothers (en lien), de Hu Yua. Il s’agit également de l’évolution d’une génération, de la restriction au libéralisme le plus effréné – du cul en fait. Mais les Chinois semblent s’en être mieux sortis que les Praguois.
Enfin, si votre librairie est fermée, vous pouvez trouver ce roman en ligne ici.
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