Une équipe de scientifiques (plus un journaliste) découvre une population dont on se sait si celle-ci est humaine, et c’est parti pour une prise de tête mondiale sur ce qui fait l’Homme. Vercors a presque pensé à tout, bravo à lui. Mais malgré 280 pages très aérées, Tigre a trouvé le temps long. La plume de l’auteur n’est pas de toute fraîcheur et le début est loin d’être intéressant.
Il était une fois…
En Nouvelle-Guinée, une équipe de savants auxquels s’est joint le journaliste Douglas Templemore cherche le fameux « chaînon manquant » dans l’évolution du singe à l’homme. En fait de fossile, ils trouvent une colonie, bien vivante, de quadrumanes, donc de singes. Mais a-t-on jamais vu des singes troglodytes et enterrant leurs morts ? Tandis que les hommes de science s’interrogent sur la nature de leurs « tropis », un homme d’affaires voit en eux une potentielle main-d’œuvre très bon marché. En vue d’empêcher cela, Doug commettra quelque chose d’horrible pour qu’on statue sur leur humanité ou non.
Critique des Animaux dénaturés
Si je me suis autant inspiré du quatrième de couverture dans le paragraphe précédent, c’est que ce dernier nous promet un « vif divertissement » et une « allègre satire ». Or il n’en est rien, Tigre n’a jamais esquissé le début d’un soupçon de sourire. Pire, j’ai eu hâte que le titre de l’écrivain français se termine.
J’ai eu en outre énormément de mal à entrer dans le roman. Il y a certes peu de protagonistes (le journaliste Doug, la charmante Frances, quelques membres de l’équipée, etc.) mais il me fut difficile de savoir qui était où, et pourquoi sur les premiers chapitres. Mon intérêt s’est éveillé lorsque le héros consent à tuer son fils naturel (il a inséminé une Tropi ramenée de la jungle) en vue de provoquer l’attention sur le sort de ces singes humanisés. Sauf qu’aucune définition de l’être humain n’est disponible, et il s’avère vite que sans législation adéquate les jurés ne peuvent pas faire grand chose.
Si les réflexions scientifiques / sociologiques / anthropologiques / voire religieuses ne sont pas inintéressantes, celles-ci sont gravement desservies par un style trop vieilli. Humour désuet, comique de situation très british, verbiage pseudo intellectuel des savants, Tigre fut rapidement gavé. En sus, une intention louable de l’auteur se révèle très lassante à la longue : celle de présenter chaque chapitre par des phrases nominales censées le résumer. J’ai vite appris à les zapper, et me suis demandé si l’inverse aurait été possible (ne lire justement que ces courts résumés).
Pour conclure, c’est une œuvre tout à fait correcte mais qui a terriblement mal supporté le poids des âges (cf. infra). Écrit gros, moins de 300 pages, il est possible que vous le dévoriez l’espace d’une journée. Sinon, tel Le Tigre, vous lirez toujours plus vite pour en venir à bout.
Thèmes abordés (du moins selon Le Tigre)
Le chaînon manquant entre le singe et l’homme est potentiellement le Tropi (thropos, homme, et pithecos, singe). Pour cela, tous vont se livrer à des expériences de pensées afin de savoir dans quelle case mettre le foutu bestiau : par rapport au langage ; possession ou non de gri-gri ; usage du feu ; curiosité quant aux choses de l’esprit, etc… Les discussions entre membres de la commission ad hoc pour décider de la définition de l’Homme sont assez édifiantes sur ce point. Et si la réponse venait du comportement des Papous à leur égard ? Au final, le titre est bien pensé, puisque l’animal dénaturé reste bien l’Homme, qui selon ses comportements passe d’une classe à l’autre.
C’est intriguant, mais au fil de la lecture Tigre a cru discerner quelques considérations hautement racistes. Déjà, les Papous de Nouvelle-Guinée ne paraissent pas être considérés comme des hommes. Ensuite, quelques remarques des scientifiques pour juger les tropis sont très oldschool : mâchoire prognathe (comme les Nègres, qu’ils disent), front fuyant, nez,…. En outre, plus d’une fois la comparaison est faite avec les « négrillons » qui se situent en-deçà de l’Homme blanc quant à l’évolution humaine. Alors soit cela était l’état de l’anthropologie à cette période, soit Vercors a grossi le trait des individus pour en faire des caricatures destinées produire des situations cocasses.
…à rapprocher de :
– A signaler que Vercors en a fait une pièce de théâtre, qui se nomme Zoo ou l’Assassin philanthrope. Délicieux oxymoron.
– Sur la recherche du « chaînon manquant », le très rentable Bernard Werber a apporté sa pierre à l’édifice avec Le Père de nos pères. SPOIL : c’est un hybride singe / cochon.
Enfin, si votre librairie est fermée, vous pouvez trouver ce titre en ligne ici.
Cher Tigre, je vous trouve extrêmement cruel envers cette œuvre.
Que certain propos anthropomorphiques vous ai choqué est tout a votre honneur mais il convient de replacer ces propos dans leur contexte. En 1952, des conditions morphologiques pour accéder au rang d’être humain ne sont pas des considérations racistes mais scientifiques sur lesquelles se penchent de nombreux scientifiques.
Est-il besoin de vous rappeler l’apartheid en Afrique du Sud ou la ségrégation aux USA? (Rosa Parks c’est en 1955 qu’elle refuse de laisser sa place a un blanc, soit 3 ans après la publication du roman). Est-il également besoin de vous rappeler que les Nazis avaient édité des fiches pour reconnaitre un juif, un tzigane par la taille de leur nez, de leur front, de leurs pommettes, etc.
Quant aux Papous, effectivement c’est effrayant, mais il y a encore 60 ans certains se demandaient encore s’ils étaient totalement humains et pas une sorte de chainon manquant…
Au final, je pense que si Vercors insiste autant sur ces éléments, c’est pour bien en marquer l’absurdité, le tragique et le ridicule, et tordre le cou une dernière fois a ces idées.
Dans mon dernier thème abordé, je penchais naturellement pour la seconde explication, savoir qu’il a lourdement insisté pour montrer à quel point ces considérations sont bancales.
Après la Seconde guerre mondiale, j’aurais pensé que Vercors y serait allé mollo. Mais son pedigree pendant le conflit ne laisse aucune place au doute quant à l’aspect satirique de cette œuvre. Quoiqu’il en soit, merci pour le conseil littéraire ! C’est toujours mieux que du Werber 🙂
AH! QUAND MEME!
« C’est toujours mieux que du Werber » Ouf!
Non parce que au vu de la critique très négative puis de la référence au « très rentable Bernard Werber », j’ai pris peur…
J’accorde un léger point négatif effectivement quant a la qualité narrative et littéraire de l’objet. Je crois par contre que la qualité démonstrative est exemplaire. Je connais peu (pas?) d’œuvre qui en moins de 300 pages arrivent a développer une histoire simple mettant en jeu autant de principes fondamentaux et enchainant avec autant de simplicité et de logique des notions pourtant extrêmement abstraites.
Enfin, le dénouement me parait admirable car d’un évènement tragique, il rend l’affaire extrêmement moderne qui rappelle bon nombre de séries TV ou roman policier/judiciaire actuels
Je me demande … si Vercors n’a pas été l’homme d’un seul titre, en l’occurrence Le Silence de la Mer, considéré comme un chef d’oeuvre. Tout ce qu’il a pu écrire ensuite a fatalement souffert de la comparaison.
Dans la mesure où il n’a jamais tenu entre les mains « Le Silence de la mer », Tigre s’estime à l’abri de ce « travers comparatif ». Pour l’instant.
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